Le huis-clos qui couche tout le cinéma d'horreur (et au-delà)

Le langage cinématographique est si dense, si complexe et parfois si cryptique que plus on revoit un film, plus les détails les plus insignifiants – et pourtant les plus importants – n'en finissent de changer le regard qu'on lui porte. A cet égard, deux réactions s'imposent : on l'aime soit de moins en moins, soit de plus en plus.


Douze hommes en colère, en l'occurrence, est une œuvre en apparence si simpliste, à la scénographie, aux enjeux et à l'acting si minimalistes, que tout pourrait concorder à le cantonner au statut de huis-clos assez oubliable. Pourtant, dès son premier visionnage, la tension si palpable entre ses différents protagonistes et le déploiement d'une rhétorique si déterminante dans la progression de son intrigue captent l'attention avec une telle puissance évocatrice que, qu'on l'aime ou pas, impossible de ne pas se laisser happer par l'hystérie collective animant l'heure et demie de délibération que déroule le film.


Et c'est là que réside le talent sherlockholmsien de Sidney Lumet vis-à-vis de sa critique subtile mais non moins acerbe du système judiciaire américain. Si le début de Douze hommes en colère ne laisse que peu de place au doute quant à la culpabilité d'un accusé qui ne brillera que par une poignée de secondes à l'écran, l'obstination montrée par le personnage d'Henry Fonda envers une discussion que ne motive même pas, de prime abord, la conviction de son innocence, se plaît à mettre à nu le poids des préjugés – bien davantage que celui du laxisme procédurier – dans l'impact des décisions juridiques. Leur dynamitage progressif n'en dégage qu'un sentiment de satisfaction d'autant plus abrasif.


Le plan-séquence d'exposition des douze membres du jury se suffit à lui-même dans cette perspective : trop court pour ralentir le rythme du film, trop long pour en apesantir les enjeux, chaque motivation y saille assez subtilement pour que s'y devine d'emblée le degré de résistance qu'opposera chacun des jurés tout au long de la plaidoirie. Chaque argument, esquisse comportementale des témoins comme reconstitutions de scènes déterminantes pour le verdict, est amené, recontextualisé, débattu et démantelé avec un sens de l'éloquence déconcertant de limpidité. Même les personnages que l'on devine les plus rétifs aux arguments les plus contraires à leurs valeurs intrinsèques se laissent convaincre sans la moindre surprise par le génie rhétorique de l'écriture de Reginald Rose.


Chaque retournement de situation – quasiment un pour chacun des onze membres du jury à convaincre, de quoi garantir un rythme proprement haletant – cristallise une richesse agonistique qui érigerait presque Douze hommes en colère en film d'action, tant les confrontations galvanisant le moindre point discuté se vit et se ressent au plus fort de la discussion. À quelle scène attribuer la palme de l'argument le plus convaincant entre la reconstitution de l'itinéraire du vieillard claudicant, la méthode de poignardage ou l'interminable laïus révélateur des problèmes de vue d'une des principales témoins ? Je vous laisse juge mais porte ma préférence à la dernière ; voir renoncer l'un des personnages les plus bornés au terme de balbutiements consécutifs à une série d'arguments pourtant désarmants de simplicité a quelque chose de proprement cathartique.


L'intelligence de ces procédés confine déjà presque au génie ; ils vont jusqu'à l'effleurer grâce au vocabulaire scénographique employé par Lumet comme à l'atmosphère étouffante que dégage son film. La science de plans simplistes mais brillants de justesse contextuelle tient le spectateur en haleine tout au long de l'heure et demie du métrage, au point de donner l'impression qu'il en dure le double. Si, d'habitude, un rythme aussi traînant dessert quasi systématiquement l'atmosphère d'un métrage, dans Douze hommes en colère il participe remarquablement à faire constamment monter la pression de débats que l'on jurerait perdus d'avance. Au moyen d'une magistrale économie de recours musicaux et visuels, Lumet et Boris Kaufman transcendent le genre du huis-clos en lui offrant une photographie et une atmosphère qu'envieraient les poncifs du genre.


Douze hommes en colère a beau être en noir et blanc, la chaleur – au sens propre, z'avez qu'à mesurer les litres de transpiration déversés tout au long du métrage –, l'austérité et la proximité de protagonistes en conflit permanent s'y ressentent plus viscéralement que dans n'importe quel classique du cinéma d'horreur. Un magistral tour de force en regard de l'échec quasi-systématique dudit genre, en particulier de la part d'un "drame" – soit la plus générique des catégories cinématographiques d'entre toutes.


Tout cela, l'esthétique si sobre et sommaire de Douze hommes en colère réussit le tour de force de n'en montrer que le quart du potentiel de prime abord, au regard de la banalité du sujet qu'il veut démontrer. Alors qu'en fin de compte, la viscéralité de son exécution justifie d'un degré de perspicacité facilitant d'autant plus le degré d'implication qu'on lui accorde. Les portées politique, sociale, judiciaire et, surtout, humaniste, ne pouvaient mieux saillir d'un métrage à l'exécution dont le dépouillement ne pouvait qu'aussi difficilement disputer la justesse des enjeux cinématographiques. Pour qu'en découle un classique inimitable de congestion scénaristique à son plus haut degré de sensibilité cinématographique.

Aldorus
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le 21 févr. 2025

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