Un roadster jaune canari passe à tombeau ouvert, au petit matin, dans une forêt de pompes, de cuves et de derricks bleutés. Sur l’une un "H" géant. Un building avec une enseigne lumineuse, toujours la même inscription. Des feuilles s’envolent dans la bourrasque. Panneau indicateur : "H. Hadley". Le conducteur débouche une bouteille avec ses dents et s’envoie une rasade, en continuant sa course folle. La voiture franchit une grille, s’engage dans l’allée d’un manoir imposant. Un homme dans l’encadrement d’une fenêtre, à l’étage. Une femme à demi-consciente se redresse dans son lit. Le conducteur descend de son véhicule en titubant et lance la bouteille vide contre un mur. Visages affolés d’un couple de Noirs au soupirail du sous-sol qui vient de s’allumer. Une autre femme, l’expression tendue, écarte un rideau. Une branche se balance devant la façade. L’homme ouvre la porte d’entrée. Nouvel envol de feuilles mortes sur le dallage blanc et noir. Il se rue devant la bibliothèque et commence à tout faire valdinguer. La femme se précipite en déshabillé rose dans l’escalier. Extérieur de la maison, branches secouées par le vent. La voiture devant la colonnade d’entrée. L’escalier vide et le hall, envahi par un tourbillon d’air. Colonnes. Un coup de feu. L’homme s’appuie en chancelant à l’une d’elles. Un revolver tombe de sa main. Entre deux figurines de chien dorées, un calendrier dont les pages se mettent à tourner à l’envers. Fin du pré-générique, saisissant, dont le montage syncopé et singulièrement elliptique présente le dénouement d'un drame antérieur à la narration. Fondé sur un flash-back, le récit dessine ainsi une boucle parfaite : l'itinéraire des personnages est inscrit dans les faits, leur destin déjà achevé. Le fléau de la balance a désigné les victimes. On est convié à assister à la répétition ou à la réitération de leur ordalie.
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Une telle structure circulaire trahit la métaphysique désespérée du cinéaste : tout est joué d'avance. La fatalité a tracé la ligne de chaque vie, mais — paradoxe tragique par excellence — cette prédétermination ne prive la créature humaine ni de sa liberté ni de sa responsabilité. D'autant que des signes prophétiques l'instruisent du sort qui l'attend et appellent le châtiment de celui qui se rend coupable d'hybris. De film en film, Douglas Sirk module le chant funèbre des civilisations à l'agonie. Les vagabonds de La Ronde de l'Aube dérivent dans le tumulte de la dépression économique : le jeudi noir de Wall Street a sonné le glas du rêve américain. Dans Le Temps d'aimer et le Temps de mourir, la débâcle du IIIème Reich précipite l'Allemagne dans une apocalypse de feu et de sang. L'image d'un corbillard intact au milieu des ruines d'une cité bombardée y symbolise l'inspiration visionnaire d'un cinéaste voué à ne peindre que les fresques de la décadence. S’il est un de ses films qui assume le survoltage des passions, l’accumulation des péripéties, l’exaspération des situations, c’est bien Écrit sur du Vent. Dans cette tragédie du XXème siècle, les tycoons texans ont succédé aux Atrides. Le réalisateur y respecte les unités de lieu et d'action, tout en préservant la durée romanesque : cette saison d'automne qui consomme la ruine des Hadley. Il retrouve même le schéma célèbre d'Andromaque : Marylee aime Mitch, qui aime Lucy, qui aime Kyle, lequel n'aime personne et surtout pas lui-même. Dès lors qu'en toute conscience ils ont choisi de défier l'ordre naturel, les personnages de Sirk se soumettent aux caprices du destin et sont enchaînés par chacun de leurs actes, contraints tel un gibier poursuivi par les chasseurs à revenir sur leurs propres traces. Ils tournent en rond. Tous les projets échouent, tous les plans sont condamnés, tous les êtres sont par avance dépossédés. Trop de noirceur, trop de violence, trop d’affliction les habitent pour qu’on puisse encore se référer à l’univers du roman-photo à la Barbara Cartland, dont ils ont pourtant le statut social. Rien ne subsiste de la mièvrerie inhérente au genre, et c’est bien plutôt aux fureurs et aux outrances des derniers élizabethains qu’on ne peut s’empêcher de songer.
Dans le huis clos d'Écrit sur du Vent, on peut mesurer la distance qui sépare le mélodrame (dominé par une Providence imprévisible) de la tragédie (régie par la Nécessité). "J’ai tout perdu" dit le vieil Hadley. L’amour et le dévouement de Lucy, l’amitié et le sacrifice de Mitch, solde fils de fermier égaré dans les artifices de la haute bourgeoisie, ne sont d’aucune aide pour un Kyle déjà blessé à mort. Et Marylee peut multiplier les manœuvres de séduction, livrer son corps à tous les pompistes en vue pour oublier Mitch, se réfugier dans le désir de vengeance, elle n’aura rien. Les tailleurs stricts de Lucy ou le fourreau fuschia de Marylee à sa première apparition, la robe de chambre en satin de Kyle ou la combinaison de foreur de Mitch sont les substituts modernes des tuniques et toges qu’arborèrent leurs frères eschyliens. Lucy, qui subit malgré elle les malheurs de la famille Hadley, vit sa condition sur le mode mélodramatique : ne s'efforce-t-elle pas de conjurer l'emprise des ténèbres ? Kyle et Marylee, en revanche, s'abandonnent au vertige de la perdition. Cette voluptueuse autodestruction s'élève jusqu'à l'amor fati. Entre deux hypothèses, Kyle opte toujours pour la plus funeste : dans la stérilité que se hasarde à diagnostiquer le docteur, il perçoit la révélation d'une irrémédiable impuissance. Quand Lucy lui en apporte le démenti en annonçant qu'elle est enceinte, il se persuade aussitôt que Mitch l'a trahi, et par sa brutalité tue l'enfant tant souhaité. Kyle ferme l'une après l'autre toutes les issues possibles du drame, se roule dans une fange faite de whisky et d’envies mal assimilées, et court avec une joie mauvaise vers une mort plus enivrante d'être absurde. Sciemment, il aliène cette liberté qu'il a dilapidée en gestes gratuits ou extravagants. Cet aveuglement délibéré rend compte de la douloureuse ironie qui imprègne tant de séquences. Quand on prononce devant lui le mot de "vérité", Kyle le Magnifique, aussi triste et vulnérable que son lointain cousin Gatsby, est saisi de fou rire.
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Sédimenté de significations clandestines, le film organise l’accumulation capiteuse des fétiches des années cinquante, bolides rutilants, panoplie de robes éclatantes, voyages aériens, bijoux, jusqu’aux gazes et rideaux flottant par moments sur l’objectif de la caméra. Il dessine un empire de surfaces, un monde abreuvé d’imagerie qui vacille lui-même comme une illusion. Microcosme d'une Amérique qui a perdu foi en elle-même, la famille Hadley porte en son sein les germes de sa disparition. Dans le palace de Miami, où des couloirs rose shocking verront courir éperdument Kyle, où la caméra caresse des groupes néo-classiques de marbre blanc, où les miroirs commencent perfidement à réfléchir et les fenêtres à encadrer des visages songeurs, le milliardaire capricieux en fait trop et, tel un pacha oriental qui se fournirait chez Neiman Marcus, surcharge la chambre destinée à Lucy de présents indiscrets. Si la génération du père appartient à la race des bâtisseurs, elle n'en a pas moins renié l'idéal des pionniers incarné par Hoak Wayne, le chasseur glorieux dont Kyle aurait voulu être le fils. Ce Daniel Boone local, survivant anachronique de l'âge de la Frontière, a pris aujourd'hui sa retraite et, assis sur le porche de son bungalow, se résigne à voir la prairie défigurée par les villes-champignons et les puits de pétrole. La mort ou l'impuissance du Père plongent la terre entière dans une nuit d'encre. De Tout ce que le ciel permet à Mirage de la Vie, on ne compte plus les veuves qui hantent l'œuvre sirkienne. Livrée à elle-même dans un univers privé de transcendance, trop frêle pour subir le poids d’une généalogie quasi mythologique, la génération des fils, quant à elle, donne libre cours à ses instincts suicidaires. Prédestinée à l'errance, elle se croit marquée du signe de Caïn : sur le visage de Kyle tombe du cockpit la lumière rouge des damnés. "On m'a volé mes chaussons de danse magiques", se lamente-t-il, convaincu d'avoir été dépouillé de l'essentiel.
Nostalgie du passé qui le pousse, lui et sa sœur, à remonter aux sources de l'enfance. C'est vers le paradis perdu de la rivière qu'il dirige ses derniers pas, c'est vers ce haut lieu fantastique que Marylee entraîne Mitch pour le conquérir. Mais les teintes brunes, les arbres roux, les feuilles mortes disent l'inanité de ce pèlerinage où prédominent les éléments légendaires. Dans la pénombre de la chambre de jeu, Marylee égrène les souvenirs de longues après-midi d'insouciance. Sirk suggère l'inguérissable blessure des êtres déracinés, l'insatisfaction à la fois physique et spirituelle de créatures qui les condamne au divertissement. Aux pauses lyriques où le temps s'abolit, succèdent ces paroxysmes orchestrés de main de maitre, comme si une fièvre souterraine accélérait soudain les pulsations de chaque plan. Les enfants du siècle demandent à la vitesse, à l'alcool, au jazz, l'extase des mystiques. Pas plus que Zelda Fitzgerald ils ne croient à la conservation de l'individu. Tandis que Kyle se mure dans un solipsisme furieux, Marylee s'enveloppe des voiles de Salomé pour s'anéantir dans la frénésie de la danse. Contrastant avec une Lauren Bacall brûlante-glacée dans le rôle de la féminité qui accepte pour un temps de se limiter à l’idéal middle class d’un foyer heureux, Dorothy Malone est superbe d’ardeur reptilienne : chez elle tout roule, hanches, mains, regards, bouche en des crispations inouïes. La trajectoire fulgurante d'Écrit sur du Vent répond à la démence de ces possédés qui ne peuvent supporter la vérité d'un miroir et qui traversent la vie en aveugles. On ne s'étonnera pas que Kyle boive depuis l'âge de quatorze ans et que, pour chasser ses cauchemars, il glisse chaque soir une arme sous son oreiller... La réalité, il ne daigne la contempler qu'à dix mille pieds d'altitude, aux commandes de son avion, lorsqu'il domine une "table de poker" taillée aux dimensions d'un continent. Au procès, Marylee témoignera de la détresse du héros foudroyé auquel la naissance avait tout donné, mais qui n'avait jamais rien détenu. L'art de Sirk, dont la palette laquée et somptueusement irréelle s'accorde à l'âme torturée de ses personnages, déploie ses fastes polychromes, ses couleurs indescriptibles et ses effets de saturation dans la lumière soufrée du désastre. Une dernière fois, les grilles de la demeure patricienne se referment sur la désolation de la demeure des Hadley.
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