Elena marque le grand retour Andreî Zviaguintsev après son coup d'éclat de Le Retour. Une histoire intime, amorale et désenchantée qui par son acuité, résume toute la société russe et la place dans une terrible impasse. Un grand film cruel.
Une caméra fixant un arbre et derrière dans le flou, un appartement. Ainsi commence Elena ;, par ce plan qui dure, un temps suspendu par Zviaguintsev avant d'entrer dans l'un des deux décors essentiels du film : l'appartement cossu où vivent Elena, une jeune sexagénaire ancienne infirmière et Vladimir, son mari retraité de dix ans son aîné. Dans cet espace lumineux et calme, le temps s'écoule paisiblement mais tous les germes de la tension et du drame sont d'ores et déjà là et bientôt il y aura là un meurtre, seule solution trouvée par Elena pour sauver sa famille. Car Elena est bel et bien l'histoire d'un dilemme finalement résolu par un crime : faire vivre coûte que coûte une famille à l'avenir vain.
Ensemble depuis une dizaine d'années, Elena et Vladimir n'ont jamais vraiment comblé le fossé social et culturel qui les séparaient à l'origine. Elena est présentée plus comme une servante que comme une véritable épouse : elle est corps et âme au service de son mari et totalement dépendante financièrement de lui. Or chacun d'eux a son boulet : Tatiana, une fille absente pour Vladimir et Sergeî, un fils et sa pesante famille au contraire trop présent pour Elena car vivant totalement à sa charge, précisément sur sa modeste pension.
Depuis Le Retour, son premier film Lion d'Or à Venise en 2003, on sait que, Zviaguintsev s'intéresse à la famille et à la filiation et aux douleurs qu'elles engendrent. Dans Le Retour, c'est le père qui pose problème comme , une survivance symbolique de l'époque soviétique qu'il faut éliminer ; dans Elena, ce sont les enfants lestant la vie de leurs parents et compromettant l'avenir de la société qui conduisent aux pires décisions. Avec ce film et après le Bannissement en 2008, Zviaguintsev quitte d'ailleurs une esthétique Tarkovskienne pour inscrire son cinéma dans la Russie des années 2010 : machiste, matérialiste, sans emploi, sans envie, un pays où la jeunesse est abrutie par les jeux vidéos et où il faut payer des pots de vin pour accéder à l'université et ne pas finir soldat en Tchétchénie ; c'est d'ailleurs ce que risque Sasha le petit fils d'Elena et qui va conduire au drame. Dans ce pays corrompu, les laissés pour compte représentent l'essentiel et il n'y a que de rares privilégiés. Et si La bourgeoise Tatiana ne s'en tire pas si mal, utilisant le cynisme pour se protéger et n'affecter aucun sentiment (dédouanant peut être Elena d'une partie de sa culpabilité), le prolétaire Sergeî croupit avec sa femme et ses deux enfants dans un appartement miteux d'une cité de banlieue cernée d'usine.
Ce lieu délétère est l'autre décor essentiel du film, le négatif de l'appartement bourgeois, calme et lumineux de Vladimir, l'autre visage d'une Russie qui se rêverait moderne et qui semble encore vivre dans les années 70 (Il est d'ailleurs amusant de retrouver cette même dialectique dans le récent et pessimiste, Portrait au crépuscule). Ces deux appartements représentent bien deux mondes séparés et inconciliables reliés seulement entre eux par le train qu'emprunte Elena, personnage ayant un pied dans chacun des deux univers.
Dans Elena, il n'y a que des espaces clos (étude de notaire, salle de gym, train, voiture...) et quand Vladimir quitte son foyer feutré et protégé du monde alentour, c'est pour aller dans une berline vitrée qui lui permet de traverser les ouvriers sans vraiment les côtoyer. Derrière la caméra, avec froideur Andreî Zviaguintsev cadre son espace avec précision dans une économie de mouvement. La seule confrontation véritable du film se déroule lors d'un moment clef marquant une rupture de ton dans le film :, le cinéaste suit caméra à l'épaule dans une image granuleuse Sasha et sa petite bande de voyous partant en ratonnade face à de jeunes immigrés tchétchènes. Dans cette Russie là , la violence n'est jamais loin et le sacrifice d'Elena pour trouver l'argent et envoyer son petit-fils à l'Université (et donc le civiliser) semble de plus en plus vain.
A la fin du film, les prolétaires (au sens strict du terme) accèdent au confort et à la modernité, non pas par leur travail ou par leur mérite, encore moins grâce à un état totalement démissionnaire (dans la cité, même l'électricité s'en trouve rationnée) mais par un meurtre, cruel constat d'un film amoral mais non manichéen. La famille encombrante d'Elena peut investir leur nouvel espace, ce fameux bel appartement symbole d'une réussite faiblement partagée. Le film se termine par là où il avait commencé : par ce plan long sur cet arbre déserté même par les corbeaux dans un statu quo qui ne semble pas de bon augure.
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