Rita gâche son talent d'avocate dans un cabinet qui défend des criminels.

Mais il faut bien gagner sa vie et être femme, noire et avocate ne font pas bon ménage au Mexique. Des avocats moins doués qu'elle apprennent par coeur (non sans difficultés) les brillantes plaidoiries qu'elle écrit pour eux.

Manitas Del Monte, chef d'un puissant cartel ayant eu vent de son absence de scrupules (apparente) et de ses succès à faire acquitter des coupables la fait enlever et lui propose, contre une forte somme d'argent de l'aider à réaliser le rêve qui l'obsède depuis des années : devenir une femme. Le rôle de Rita est de trouver le meilleur chirurgien. Dans un premier temps, sa mission consiste à parcourir le monde à la recherche de la perle rare. Lorsque c'est chose faite, Rita est payée et Manitas disparaît. Et puisque c'est clairement énoncé dans la bande annonce, je n'ai aucun scrupule à dire que des années plus tard, Manitas devenu Emilia Perez retrouve Rita pour la charger d'une nouvelle mission : lui ramener ses enfants qu'il/elle avait mis à l'abri en Suisse. Les deux femmes désormais deviennent amies et oeuvrent au sein d'une association créée par Emilia pour retrouver les nombreuses personnes victimes du banditisme, disparues mystérieusement, le plus souvent assassinées.

A plus de soixante-dix ans Jacques Audiard aurait pu se contenter de réaliser un film comme il en a le secret sans pour autant jouer la carte de l'audace et de l'innovation. Il n'a rien fait de tel en nous concoctant cette hybridation entre polar, film de cartel, comédie musicale et telenovela mexicaine et réussit l'exploit de renouveler le cinéma en réalisant un film unique à plus d'un titre. Une pure folie jubilatoire comme on en a encore jamais vue.

Alors qu'il affirme ne pas avoir de goût prononcé pour la comédie musicale, comme il disait déjà jadis tout en en réalisant un somptueux ne pas aimer le western, ne pas parler un mot d'espagnol... il réalise un film en partie musical et intégralement parlé en espagnol (avec quelques moments en anglais). Et si l'on peut légèrement sourciller (mais ça passe vite) à l'idée que selon le réalisateur il faut, pour être un homme meilleur, devenir une femme, on ne peut que reconnaître qu'après avoir surtout regardé les hommes tomber depuis trois décennies (à l'exception de Sur mes lèvres) Jacques Audiard se prosterne devant des femmes qui se débattent vaillamment dans un monde viriliste.

Elles sont donc quatre ici. Quatre personnages plus cabossés, beaux, forts et solides les uns que les autres. Quatre femmes admirables unies dans l'adversité, la lutte, l'amitié et l'amour. Et quatre actrices auréolées à juste titre d'un Prix d'interprétation collectif (en plus du Prix du jury pour Jacquot) lors du dernier Festival de Cannes pour Karla Sofia Gascon (qui s'est un peu emparée des honneurs), Zoé Saldana, Selena Gomez et Adriana Paz. Si elles méritent sans discussion la récompense, il faut reconnaître que Karla Sofia Gascon qui interprète à la fois Manitas, viril à la voix tonitruante et Emilia Perez, féminine, tendre et maternelle est formidable, mais que Zoé Saldana dans son premier vrai (premier) rôle, omniprésente d'un bout à l'autre du film est époustouflante. Tout dans sa prestation frôle la perfection, y compris lorsqu'elle chante et danse. Selena Gomez et Adriana Paz sont également très bien mais plus en retrait.

Le film est trépidant, d'une énergie et d'une invention constamment folles et lorsque l'on pourrait craindre qu'il se mette à ronronner vers une forme de rédemption prévisible, il redémarre pour un nouveau virage et une fin à la hauteur de tout ce qui a précédé. Il faut également noter que contrairement à la plupart des films musicaux où les chansons illustrent l'action, ce sont lors des intermèdes chantés que le film se fait presque le plus enthousiasmant et émouvant (notamment lors de la scène où un petit garçon chante avec son papa...). La musique, les paroles et les chorégraphies (toutes admirables) s'intègrent incroyablement au récit sans en rompre jamais l'harmonie et la progression du scenario.

Un grand film lyrique, excessif, incomparable et un final éblouissant en forme d'hommage aux passantes :


Je veux dédier ce poème

À toutes les femmes qu'on aime

Pendant quelques instants secrets

À celles qu'on connaît à peine

Qu'un destin différent entraîne

Et qu'on ne retrouve jamais

À celle qu'on voit apparaître

Une seconde à sa fenêtre

Et qui, preste, s'évanouit

Mais dont la svelte silhouette

Est si gracieuse et fluette

Qu'on en demeure épanoui

À la compagne de voyage

Dont les yeux, charmant paysage

Font paraître court le chemin

Qu'on est seul, peut-être, à comprendre

Et qu'on laisse pourtant descendre

Sans avoir effleuré la main

À celles qui sont déjà prises

Et qui, vivant des heures grises

Près d'un être trop différent

Vous ont, inutile folie

Laissé voir la mélancolie

D'un avenir désespérant

Chères images aperçues

Espérances d'un jour déçues

Vous serez dans l'oubli demain

Pour peu que le bonheur survienne

Il est rare qu'on se souvienne

Des épisodes du chemin

Mais si l'on a manqué sa vie

On songe avec un peu d'envie

À tous ces bonheurs entrevus

Aux baisers qu'on n'osa pas prendre

Aux cœurs qui doivent vous attendre

Aux yeux qu'on n'a jamais revus

Alors, aux soirs de lassitude

Tout en peuplant sa solitude

Des fantômes du souvenir

On pleure les lèvres absentes

De toutes ces belles passantes

Que l'on n'a pas su retenir

LaRouteDuCinema
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le 27 août 2024

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