Skolimowski a fait un rêve, il s'est mis à rêver avec un âne, avec le cinéma, avec les paysages et la vie des humains. Et voilà ce que ça a donné.
Oui bien sûr, il filme son âne comme un humain, avec tous les travers de l'humain qui ne comprend rien d'autre que lui-même (et encore : dans le meilleur des cas), il se projette en l'animal avec les seules petites choses qu'il connaît, mais il aurait tort d'essayer de faire autrement : il n'est pas un âne. Pourquoi faudrait-il appliquer l'actor's studio à la mise en scène ? Rien de plus aberrant que les films qui miment ce que voient les mouches en appuyant sur la fonction kaléidoscope de leur caméra (c'est bon pour Gaspar Noé ou Park Chan-Wook ce genre de trucs). Néanmoins, Skolimowksi essaie - pas de voir comme, mais de voir avec. Alors on est dans les herbes, dans les airs, dans les couleurs. On va vers tout ce que l'âne nous autorise à regarder. Et tout cela forme ce que nous, humains, nommons des visions.
Le film circule ainsi, de l'humain à l'âne et de l'âne à l'humain, dans une sorte de dialogue impossible, qui souvent se heurte à cet impossible et le résout un peu platement, pour passer à autre chose, avec une romance, un affect, une péripétie - que faire d'autre ? EO est un film à seulement deux dimensions (contradictoires) : le grandiose et le dérisoire. C'est beau de voir s'entrechoquer la vitalité du cinéma et l'oeil impénétrable de l'animal. J'ai pensé, pendant la séance, que tout ce que nous faisons, nous, humains, nous le faisons pour nous seuls. Que toute l'histoire de l'humanité était concentrique, et que là résidait sa force structurelle, mais aussi sa tristesse. En suivant l'âne dans le film de Skolimowski (il faut savoir que 7 ânes ont été enrôlés pour former celui que nous voyons à l'écran - et nous sommes incapables de les distinguer, alors qu'on reconnaît Isabelle Huppert instantanément !), je ressentais surtout comme nous sommes isolés, repliés sur nous-mêmes dans un monde si grand et si varié.
Bien sûr il faudrait couper la scène avec Huppert qui n'a rien à voir avec le reste, mais j'ai aimé tourner autour du cirque et des pales de l'éolienne, passer la nuit près de la rivière, intercepter le passage d'autres animaux, sentir le ciel, la terre, le foin, la main qui passe sur la crinière, distinguer la protection et la violence, la confiance et le danger, plonger dans une couleur, essayer tour à tour la vitesse et l'immobilité, l'exil et la sédentarité, mais surtout être présent. EO est un film qui fait simplement état d'une présence, et de ce qu'est la vie d'un être. C'est là, et seulement là qu'animal et humain peuvent se rejoindre : l'un comme l'autre sont lancés dans un monde auxquels ils ne comprennent rien, et pourtant ils perçoivent sans cesse, et doivent faire leur vie avec ça, cet excès de perceptions. Le cinéma est une tentative comme une autre de manifester cet être au monde, au même titre qu'un braiment.