Everybody Knows et The Guilty partagent ce goût pour les espaces confinés. Dans le premier, Asghar Farhadi développe sa machine implacable sur la culpabilité, aux confins du thriller, de préférence irrespirable. Dans le second, Gustav Möller tente le challenge du vase clos (un enlèvement vécu en direct par un policier dans un petit call-center de Police Secours ). Dans les deux cas, les titres, volontairement passe-partout, sont des clés de compréhension face à des trompe-l’œil scénaristiques plus ou moins habiles. Accueil plutôt tiède pour l’Iranien, enthousiaste pour le Danois. Mérité ?
Depuis que Farhadi a délaissé l’Iran pour tourner en France et maintenant en Espagne, avec chaque fois des têtes d’affiche, il soulève de (petites) vagues de contestation quant à sa réputation acquise depuis le succès d’Une séparation (2011). Pourtant la recette n’a pas changé d’un iota depuis Les Enfants de Belle Ville (2004) et on a du mal à comprendre que ce qui faisait les qualités du cinéaste il y a une dizaine d’années soit aujourd’hui décrié par une partie de la presse spécialisée. Car il faut voir avec quelle dextérité Farhadi s’empare de banales situations du quotidien pour les pervertir et les rendre anxiogènes. Une moto conduite imprudemment sur une piste : accident à venir ? Un enfant se retrouve balloté dans une foule de gens qui dansent : va-t-il se perdre, se faire écraser ? Le danger est nulle part, partout, parce que l’on « sent », parce que l’on sait qu’un drame attend son heure. Et l’horreur interviendra lorsque l’on s’y attendra le moins, dans des circonstances hautement improbables. En ce sens, la mise en place de Everybody Knows est volontairement longue, mais elle évite avec brio les symptômes de l’exposition trop descriptive parce qu’elle distille ce qu’il faut de trouble pour éveiller le spectateur sur ce qui « peut » se produire.
Möller joue aussi avec le spectateur dans cette façon qu’il a de travailler sur les sons (une pluie battante, le silence d’un appartement ou d’une maison), les voix et les intonations, pour que l’on « s’imagine » la scène ou les personnages. On peut pourtant émettre beaucoup plus de réserves sur ce procédé extrême dès lors qu’il s’installe dans le temps sans aboutir sur une délivrance, c’est-à-dire une confrontation avec le monde extérieur, le visible. On retrouve là les défauts qui pouvaient déjà éreinter le spectateur dans Locke (2013), Buried (2010) ou Phone Game (2003) qui se déroulaient respectivement dans une voiture, un cercueil et une cabine téléphonique. Ces quatre films tiennent plus du pari scénaristique, du one man show, que d’un vrai choix formel (voir la pauvreté de la mise en scène dans The Guilty, justifiée par la représentation mentale du hors-champ chez le spectateur, contraint d’essayer de sortir par lui-même du cadre imposé par le réalisateur). Or la promiscuité, chez Farhadi, est simplement un moyen de plus pour rendre l’atmosphère étouffante. Et si le nombre de lieux est très limité, chaque pièce a sa propre histoire, semble saturée de monde, prête à exploser, de la cour extérieure dans laquelle on fête le mariage jusqu’à une voiture, siège d’interrogatoires sans concessions, en passant par une cuisine exiguë avec ses regards en biais.
Malheureusement, même du côté de l’écriture, du jeu de masques auquel s’essaye Möller pour pallier au caractère impersonnel de son intérieur, la machine semble grippée. Et si The Guilty peine à convaincre aussi dans ce domaine, c’est sans doute faute de vraisemblance : une victime passe son coup de fil à Police Secours au nez et à la barbe de son ravisseur, (ATTENTION SPOILER) une mère aux antécédents psychiatriques graves a la garde de ses enfants. Dans ces conditions, difficile de se sentir concerné par des événements dont la haute teneur en souffre semble surtout une façon de compenser l’ascétisme esthétique général. On est loin de la subtilité des enjeux soulevés par Everybody Knows, dans lesquels chacun pourra trouver un écho avec sa propre histoire personnelle et familiale.
Derrière l’unité de façade qui entoure le personnage de Laura et le drame qu’elle affronte, et l’enquête, passionnante parce que cérébrale, se révèlent peu à peu des secrets et des rancoeurs enfouis. Le savoir-faire de Farhadi en la matière n’est plus à démontrer et si l’on comprend que la répétition de la formule puisse désormais agacer, il n’en est pas moins évident que cette formule là, comme le rythme et les situations qu’il met en scène, n’appartiennent qu’à lui. La seule chose que l’on puisse regretter dans Everybody Knows, c’est que le réalisateur ait, pour une fois, décidé de livrer le mystère avec clés en main pour la compréhension.
Gustav Möller et Asghar Fahradi mettent en scène et scénarisent un enlèvement. A la froideur monolithique formelle et du protagoniste de The Guilty s’oppose la chaleur apparente du cadre (un vignoble, un petit village de province baigné de soleil) et des relations humaines d’Everybody Knows. Le réalisateur Danois est amateur de coups de théâtre, l’Iranien préfère les doutes d’une enquête qui avance à pas de loup, dans laquelle le dénouement semble longtemps très incertain, impliquant une tension crescendo. Nous aussi.