On peut se demander si dans l'esprit de Stanley KUBRICK, Eyes wide shut (1999) ne préfigurait pas un testament cinématographique, tant les oeuvres du maître sortaient avec parcimonie, douze ans séparait ce film de son prédécesseur et encore sept de plus de l'avant dernier à savoir Shining (1980) et Full Metal Jacket (1987), mais pour moi nous sommes face à un chant du cygne inconscient. Un chant du cygne c'est évoquer la mort sous l'aspect d'une de ses manifestations naturelles les plus singulière. L'idée selon laquelle, sentant sa fin proche le mâle de cet oiseau fait retentir un chant bien particulier à la fois glaçant et bouleversant. Inconscient car j'aime à croire que Kubrick ne s'imaginait pas si proche de trépas et que c'est à la bonté du hasard que ce film endosse l'une ou l'autre des options. Film testament conscient ou chant du cygne inconscient ? Mon avis sur l'ultime long métrage de Kubrick.
Film testament, car sont réunis, mélangés, développés, entre obsessions et détachements quelques uns des thèmes centraux de sa filmographie. La confiance envers ceux avec qui on partage un secret. L'hypocrisie de la classe sociale dominante. Les tabous et interdits sexuels. Les réactions qu'ils suscitent dans les différentes strates de la société. La morale face à la loi, les idéaux face aux profits.
Film chant du cygne, car Kubrick a certainement atteint ici le second sommet de sa carrière en termes de lumières, de cadres, de photographie, après l'indétrônable Barry Lyndon (1975).
Film testament dans ce qu'il dit de Kubrick et de sa vision de l'homme. Bill Harford a l'assurance chevillée, car elle est le résultat d'un conditionnement, son comportement n'obéit qu'à des règles professionnelles et des codes sociaux, jamais il ne cède aux appels internes, à l'instinct. Ainsi lorsque Alice sa femme bouscule toutes ses certitudes, mais bien pire à ses yeux de mâle, renverse sa virilité en lui avouant avoir eu l'envie de tout quitter pour une nuit avec un inconnu croisé dans un hall d'hôtel. Sa nuit sera une virée troublante et de plus en plus glauque dans la sexualité débridée d'une New-York qui prend les traits de Vénus callipyges et de putains somptueuses, dans des décorums emprunts de toutes les influences culturelles des puissances s'étant succédé à la surface du monde. Il déambulera sur cette route aux relents de souffre, sans jamais céder à la tentation, sans saisir l'appel de sa femme qui l'enjoint à plus de jalousie à son égards car elle a des instincts qu'elle est prête à assouvir.
Film chant du cygne dans ce qu'il dit de Kubrick et de sa vision de la femme. Alice n'avoue à Bill qu'un fantasme et un rêve, elle lui envoie un signal pour stimuler son couple, mais quand elle comprend que Bill y voit un affront, elle s'efface, elle ne questionne pas et attend que ce soit Bill qui s'effondre. En voulant tester sa virilité en se mesurant à ses fantasmes, il obtiendra l'inverse, dépassé par ce qu'il a vu, incapable d'avouer à sa femme, c'est elle qui l'y contraindra avec le masque (je suis persuadé qu'elle a trouvé le masque et que sans réellement savoir l'histoire qui lui est liée, elle a compris que c'était son atout maître et que c'est elle qui l'a placé sur l'oreiller.). Elle gagne sur toute la ligne, elle prouve à son mari qu'il n'a rien de différents des autres hommes, que lui aussi obéit à des envies et pas qu'à des codes, elle lui démontre que la femme peut ne pas se complaire dans l'idée de sécurité qu'induit le mariage. Elle ne se fait plus guère d'illusions quant à son couple, mais elle limite les rancoeurs. Les deux ont les yeux grands clôt, l'évidence leur échappe. Un chemin plus lumineux pour Alice que pour Bill, mais pas plus vertueux.
Il est intéressant ici de partager quelques mots de Nicole KIDMAN qui déclarait quelques années plus tard en substance ceci.
"Quand Tom et moi avons tourné pour Kubrick, notre coupe vivait ses derniers instants mais nous étions inconscients, après ces quelques semaines de tournage, aussi bien les scènes tournées que Kubrick nous firent prendre conscience de la vérité. Eyes Wide Shut a précipité notre divorce de quelques mois."
Film testament enfin, car à l'instar de ses autres films, ce dernier n'échappera pas à l'aura de scandales. Il y a cette rumeur tenace qui voudrait que Kubrick n'ait pas participé au montage du film. C'est faux, Kubrick a bel et bien été le monteur final de son film, son décès intervient certes quelques jours après la fin dudit montage, mais nous avons la version de Kubrick.
Film chant du cygne, en introduisant son héros et à travers lui son public au centre de rites païens perpétrés par l'élite de la société, il savait que biens des analystes lui prêteraient des intentions. Pour certains il veut dénoncer les rites sataniques qui se pratiqueraient dans d'obscurs cercles d'influences qui ont pour noms "illuminatis" "prieuré de Sion" "francs maçons" qu'importe la véracité, leur point commun un culte du secret qui en devient suspect. Pour d'autres au contraire il glorifie ces comportements et doit avouer son appartenance à de tels cercles.
Il est vrai que les discussions à propos de sa participation à la supercherie Apollo 11, s'essoufflaient, sacré Stanley jusqu'au bout il aura maîtrisé autant l'art du cinéma que l'art de sa légende.