Le cinéma hollywoodien a longtemps proposé des personnages qui, conformément à un optimisme presque érigé en idéologie, ne connaissent pas l'échec. Si le héros est parfois mis rudement à l'épreuve, la fameuse "seconde chance" lui est le plus souvent accordée, qui garantit au spectateur un happy end convenu. Autant dire que celui qui ne partage pas (ou plus) le rêve américain, qui a été écarté ou qui s'est écarté du système — le looser — n'a pas droit de cité. L'éthique puritaine faisant de la réussite matérielle l'unique moyen d'accéder à la rédemption ne peut souffrir que l'individu abandonne la position qu'il occupait dans l'espace collectif. C'est la loi du must exit selon Baudrillard : l'ultimatum de la richesse et de l'efficacité les efface de la carte. À juste titre, puisqu'ils ont le mauvais goût d'échapper au consensus général. Les frères Coen sont les chantres de cet envers de la réussite, et Fargo représente l’apogée de leur entreprise de dévoilement. Jerry Lundergaard, qui déclenche le carnage débobiné méthodiquement par le récit, est pourtant vendeur de voitures, marié et père de famille. Mais il n’est défini que par sa fonctionnalité sociale, et cette dernière ne tient déjà plus qu'à un fil lorsque commence l’histoire. Criblé de dettes, il ne peut emprunter à son riche beau-père, qui adore sa fille et son petit-fils mais pas son gendre (ce qu’il ne manque pas de lui signifier au détour d’une des répliques jouissives mais cruelles dont l’œuvre fourmille). Lorsqu’il propose à cet homme fat et cassant un projet immobilier sur lequel il mise tous ses espoirs, Jerry se fait une fois de plus carotter en beauté. La tête de hamster plaintif qu’il tire au terme du semblant de négociation expresse suscite une franche compassion, et semble résumer toute l’histoire de sa vie : ce garagiste dans la débine n’est pas né sous une bonne étoile. Son avenir sent plus que jamais le roussi, à moins de trouver beaucoup d'argent très vite. Alors que les personnages du film noir tentent généralement d'échapper à des événements incontrôlables dont ils sont les victimes, Jerry est l'artisan d'une intrigue criminelle qu'il a lui même ourdie, d'une machination certaine d'entraîner sa chute. Fargo ou le polar commandité par son protagoniste.
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Pour parvenir à l’éclairer, peut-être faut-il commencer par lire attentivement le générique final, qui crédite deux "faiseurs de neige" et un "dialect coach". Si les premiers n'ont rien pour surprendre étant donné le cadre météorologique du film, on peut se demander quelle est la place du dialecte dans ce morceau d'Americana contemporaine où des personnages 100 % couleur locale échangent des propos aussi intelligibles qu'anodins. On sait le goût des réalisateurs pour les dictions typées, ethniques ou autres : accent texan (Sang pour Sang) ou irlandais (Miller's Crossing), parler juif (Barton Fink) ou recréation d'un style de dialogue associé au film noir (The Barber). Dans ce coin du Minnesota où subsiste l’héritage de l’immigration scandinave (outre Lundergaard, on s'y appelle Gunderson, Grimsrud, Gustavson), l'intonation est aussi éloignée de l'américain standard que le français du Sud l'est du français parisien, et le vocabulaire, qui présente la particularité d’être à la fois banal et tout à fait exotique, atteint une qualité baroque par l'abondance de clichés, de phrases toutes faites, de salutations figées, d'exclamations servant à approuver, confirmer, renforcer. Le discours lénifiant et bêtifiant des bonnes gens de Brainerd (nom qui semble réunir comme un mot-valise le cerveau et l'imbécillité) est une forme de déni massif, une barrière linguistique érigée entre les individus, la communauté et les horreurs du monde réel — horreurs dont abonde cette très noire symphonie en blanc.
Pour la deuxième fois (sur trois) de sa carrière, Joel Coen a remporté au Festival de Cannes le Prix de la mise en scène. Si on considère cette expression comme un synonyme direct de mise en espace, alors peu de réalisateurs sont aussi dignes que lui de recevoir le nom de metteur en scène. Par exemple, un meurtre a pour première conséquence d'entraîner une reconfiguration spatiale inédite, de dessiner la nouvelle carte d'un lieu. Au petit matin, on relève deux cadavres durcis et momifiés par le froid ; des jets de sang ont repeint un carré de neige ; un kidnapping a mis sens dessus dessous une salle de bains. Le film fait ainsi voir l'immuable du monde, sa calme suprématie, sa blancheur indifférente : un ordre parfait et autosuffisant qui fait la loi au mépris de l'homme, le laisse seul, abandonné, contraint aux pires folies et aux pires errances. Le temps de trois ou quatre plongées verticales évoquant une peinture abstraite, sur un parking ou sur des bacs géométriquement disposés, cet univers dévoile un visage indéchiffrable et muet, si parfaitement serein qu’il en devient effrayant, qu’il en écrase et annule les individus, à l'image du minuscule Jerry regagnant à pas lents sa voiture avant de s’acharner contre le givre du pare-brise. Cet espace vierge réduit l’humain à la condition d’insecte parcourant, dans l’ignorance des causes et des effets, des centaines de kilomètres de poudreuse métaphysique qui renvoient à l’angoisse d’être ici-bas, les pieds lourds dans le désert de glace éternelle. Le décor est filmé comme une construction graphique du néant mental et affectif dans lequel évoluent les protagonistes. Peut-être Dieu se désintéresse-t-il de leur sort, peut-être sont-ils condamnés, le visage masqué par une immense capuche fourrée, à scruter tels des oracles la molle et grise poussière du ciel, comme au terme d’une des séquences les plus désopilantes du long-métrage. Rien n’est promis sinon le spectacle d'une totale absurdité et d'une certaine désolation. À l’instar des 40.000 dollars dérobés par Marion Crane dans Psychose, qui finissent avec son cadavre au fond d’un marécage, le magot restera pour toujours enterré au milieu de nulle part. Lorsque s'achève le film, la shérif a simplement fait en sorte que les choses reprennent leur cours normal. Un fait divers, n'est-ce pas d'ailleurs uniquement cela : une réunion d'imprévus, une infime et passagère perturbation dans l'ordre des choses et qui, au fond, ne change rien à rien ? La fiction des Coen montre cet au-delà qui l'inclut et lui survit : la silencieuse paralysie d'une quotidienneté condamnant l'homme à une attitude grotesque et autodestructrice.
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Fargo présente de parfaites marques d'unité. Chaque mouvement prend trois fois plus de temps que d’habitude, tout est plus ralenti, plus slow (qui signifie aussi rustaud, arriéré). Le froid y demeure toujours sensible : terrains de stationnement où l'on n'aperçoit qu'un ou deux véhicules, difficulté d'ouvrir une fenêtre, four qu'on allume pour se chauffer, rues et routes désertes. Ce n'est pas un simple trait d'observation régionaliste : le climat rigoureux domine les humeurs de ces gens, au sens hippocratique du terme. Une plaie ne se cicatrise pas, elle gèle : sur le mouchoir en papier qui colle à la joue, la tache de sang figé rime avec l’embout vermillon du grattoir qui signale l'emplacement d'un trésor enfoui. Bornés, entêtés, mus par des vétilles : tels sont presque tous les êtres humains. L'un refuse de payer un instant de stationnement, un autre s'obstine à ne pas laisser sortir gratuitement du parking ce conducteur qui le menace d'une arme. Le millionnaire veut assurer en personne, contre toute prudence, le versement d'une rançon : c'est mon argent ! Le préposé d'un organisme de crédit entend, contre toute attente, que les numéros de série soient lisibles sur un formulaire : c'est le règlement ! Un paysage indécis et lugubre passe aux fenêtres de la voiture tandis que le tueur bavard disserte sur le silence, s'efforçant en vain de briser chez son comparse taciturne le mutisme menaçant dont il ne sort que pour un occasionnel monosyllabe. Un peu plus tard, ce dernier contemple sans broncher les parasites d’un écran de télévision aussi vide que son regard. La petite lucarne est d’ailleurs un objet de fascination partagé par tous : chacun est absorbé par les images qui en émanent (des émissions portant à chaque fois sur les mystères de la reproduction). Les conversations se concluent sur le phatique "Ah ya ? — Ya !", qui se borne à constater que ce qui a été avancé a bien été énoncé. La circulation des idées, l'échange sont le plus souvent impossibles. Une broyeuse assourdit les sommations de la policière : un tueur y mouline un cadavre, projetant sur l'étendue laiteuse une immense tache rougeâtre.
Comme on dit, le monde est givré. On pourrait sans doute faire là-dessus quelques commentaires un peu pascaliens : ces individus sont perdus dans un espace qui les effare mais ils tiennent à leur idée. Tout est là : l'automatisme des gestes exprime la manière dont leur acharnement répond à l’implacable exigence de l’environnement. La réaction semble toujours prête à l'avance et la préméditation n'y est pour rien, pas plus que le calcul. C'est l'irréflexion même : une spontanéité fertile engage l'acte, le précipite, l'exagère. C'est ainsi que l'incompétence des ravisseurs et les efforts maladroits de leur victime concourent à la réalisation burlesque de l'enlèvement, dans une harmonie telle qu’elle se passe d'être filmée. La violence est montrée dans son action ou ses effets indirects, plutôt que dans le corps qui la subit. L'agitation humaine rencontre sans cesse une nécessité qui se mêle à elle et la nargue. Et lorsque l’esprit est accablé par les circonstances, il se dilapide en exercices stériles : ainsi de Jerry qui, en pleine tourmente, s’applique au bureau à griffonner des boucles minuscules sur une feuille de papier. De là cette forme particulière de cocasserie qui fait le ton du film, fondée aussi sur un art millimétré de la tension languissante, comme lors du génial face-à-face entre la shérif et le vendeur de voitures : la contenance et l’extrême amabilité de ce dernier progressent lentement vers le bafouillement, le sourire forcé, l’hésitation butée, pour finalement exploser de colère contenue. Ce n'est pas que le ridicule défigure les personnages, mais la part de réalité que prend leur action les réduit à rien, à une pure vanité. Il n'est pas de formulation plus claire de cette moralité que la scène où Showalter enfouit dans la neige une partie de son butin. Hâte fébrile et besogneuse. Regard à droite et à gauche pour repérer l'endroit. Deux contrechamps répondent : ce sont deux mornes immensités nues, identiques, avec deux interminables clôtures. Et pourtant l’homme ne comprend pas que sa technique est vouée à l’échec : pour s’y retrouver il doit faire tache mais en faisant tache, il se condamne.
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Cet entêtement à être et à agir rend les personnages à la fois dérisoires et pathétiques. Quelques-uns font exception. Ce n’est qu’au bout d’une demi-heure qu’on découvre l’héroïne du film, modeste et sans affectation, enceinte jusqu’au cou. Elle exerce sa fonction dans le pays de Paul Bunyan, bûcheron et trappeur. La grande statue de ce dernier veille, emblème d’un bon sens un peu rustre. À la passion meurtrière, le film n'oppose que cela : une pensée sobre et probe, une action qui ne s'exalte pas. Et c'est logiquement à sa gentillesse anti-épique que Marge Gunderson, sorte de Columbo placide et joviale en Pataugas, devra ses succès. À heure fixe, quoi qu’il advienne, elle déjeune avec un mari à ses petits soins, paisible dessinateur de timbres-poste, lors de longues plages complices où passe toute la solidité du couple. Elle aime tellement son époux qu’elle prend même le temps de le lui dire : chez des gens si peu enclins aux épanchements, le détail est ô combien révélateur. On en arrive à l’essentiel. Prétendre comme souvent que les auteurs louent la médiocrité ou s’en moquent, c’est faire un énorme contre-sens. Car la perspicacité de l’enquêtrice tient d’abord à une attention méthodique, toujours en éveil, et à une acceptation du réel tel qu'il est, avec la certitude qu'il se prête à l'intelligence. L'humilité fonde la connaissance, tandis que l’avidité et la brutalité aveuglent le jugement. L’humanité pudique mais réelle de Fargo réside par exemple dans l’attitude d’un ancien camarade de classe qui réapparaît à Marge et qui, lorsqu’elle lui fait comprendre (très diplomatiquement) que ses avances sont vaines, lui raconte la triste fin de son épouse avant de lui avouer son extrême solitude et son besoin de réconfort. Elle est dans les sanglots du fils de Jerry, captés discrètement à travers l’encablure d’une porte, et qui rappellent à quel point ce qui se joue est grave et douloureux. Elle s’exprime encore dans la dernière réplique de la fliquette, formulant son incompréhension face à la tuerie et réaffirmant la primauté des valeurs de la vie sur celles de l’argent. La partition lyrique de Carter Burwell et la superbe photographie hivernale de Roger Deakins confèrent à ces événements dépourvus de sens un sentiment de fatalité inéluctable. Voilà comment se manifeste l’extraordinaire singularité d’un film brillant comme du quartz, coupant comme une lame, précis comme un mécanisme d’horlogerie. Dans la loufoque ironie du sort, dans la conjugaison de l’affable banalité et de la fable diserte, dans les imbroglios funestes d’une tragédie ordinaire dont on ne sait s’il faut s’effrayer, rire ou bien pleurer.
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