Je crois qu’on peut le dire : Fermer les yeux est un film sur le poids du temps. A ce titre, il ne se contente pas de s’appuyer sur une trame narrative très classique - un retour après exil pour replonger dans le passé – mais il nous fait éprouver ce poids dans l’atmosphère même du film : une mélancolie sourde semble peser sur chaque réplique, à tel point qu’entre chacune d’entre elles, un court silence s’impose. Ainsi plombées par le poids du temps, les scènes n’ont aucune place pour grand-chose d’autre, tout y est au diapason de cette gravité monocorde : l’image grise, les voix doucement pénétrées, les plans plus serrés dès que les souvenirs débordent, et lorsqu’il y pleut, on a l’impression que c’est le ciel qui se met à l’unisson de la mélancolie d’un retour à Madrid après 22 ans, phénomène météorologique bien connu.
Cette revisite d’un passé perdu s’articule autour d’une disparition non résolue et d’une suite de retrouvailles qui établiront définitivement que le temps est passé. On retrouvera la fille du disparu lassée de présenter des tableaux au musée du Prado, un ancien amour (« qui était la plus belle », pour changer) avec qui on discutera au coin d’une cheminée bruyante et qui chantera une chanson sur … le temps qui est passé, mais aussi un ancien ami projectionniste avec qui on conclura, whisky à la main, que l’époque a effectivement bien changé et qui nous apprendra que le fils du personnage principal est mort des années auparavant : « Ton fils avait oublié ses gants de moto chez moi … il m’avait dit qu’il passerait les récupérer … je n’aurais jamais pensé qu’il ne viendrait jamais les récupérer » … « Saloperie de conducteur qui l’a renversé » ajoute-t-il à l’adresse des spectateurs, après un court silence.
On comprend alors le choix de Miguel, sa décision de s’exiler pour vivre simplement et poétiquement, loin de la vanité des choses, notamment celle d’achever un très mauvais film. Mais cette noble retraite sera assez effrontément interrompue par le scénario, déterminé à résoudre l’intrigue. En effet, comment expliquer une disparition sans laisser aucune trace à notre époque ? Aucune taxe d’habitation, consultation Gmail, ou commande UberEats ? Un journaliste de tabloïd peu scrupuleux suggère l’hypothèse sensationnaliste d’une disparition orchestrée par un cocu très haut placé. Mais le récit, au-dessus de ce type de clichés comme on l'a vu, nous ménage un dénouement autrement plus original : cette disparition est le résultat … d’une perte de mémoire à la suite d’un accident.
Il est dès lors permis de s’étonner de la déférence qui règne autour de ce film, dont l’explication la plus charitable serait l’admiration qu'il y a autour des précédents films de Victor Erice. Ou alors une certaine prose poético-cinéphile à laquelle se prête bien le film, notamment sa scène finale, variation sur la grande scène finale d’Ordet, avec une issue possiblement différente, comme nous avertit le projectionniste juste avant : « Les miracles n’existent plus au cinéma depuis que Dreyer est mort ». Décidément ... les temps ont bien changé.