Ce fut au cours d’un dîner de Noël tumultueux où éclatèrent de sombres disputes musicales (à propos de M, admiré des nouvelles générations et conspué des anciennes) que mon voisin de table et papa évoqua devant un carré de table restreint ce « Festen » super sympa pour mettre l’ambiance en fratrie. Tout ceci me rappela que je ne l’avais pas encore vu, alors je décidai de m’y mettre une bonne fois pour toutes.
C’est très marrant, la force de frappe que peut avoir un film qui se donne du mal pour paraître le plus amateur possible: rien que pour les films d’horreur, « Le projet Blair Witch » et « Rec » avaient réussi à galvaniser les foules malgré leur réalisation pas propre et leur aspect de films dont on aurait conservé tous les rushes au montage (et pour le premier, un budget ridicule). En somme, pour leur non-respect des règles du cinéma lambda. Pour « Festen », c’est un peu la même chose: image cradingue, cadrages riquiqui, caméra qui se barre très régulièrement en vrille, acteurs balbutiants, moments de flottement assez nombreux...un joyeux bordel. Et pourtant, on reste sans voix devant la force du propos. Ça ne vient pas tout de suite, bien sûr, il faut bien attendre un quart de film avant que l’objet du délit ne se révèle, mais quand celui-ci arrive, personne n’est prêt-et on l’est d’autant moins que Vinterberg conduit son film comme s’il s’agissait d’une vidéo filmée par l’un des convives de cette fête, sans « préparer » la révélation. Jamais la mise en scène n’a d’avance sur les spectateurs; elle se place à leur niveau, en narrateur interne. De sorte qu’on ne peut jamais prévoir ce qui va se passer, ni comment ça va se passer; et que les moments qui se passent de la façon la plus anodine sont en fait les plus décisifs du film. On peut donc à juste titre qualifier Festen de « film coup de poing », et d’autant plus coup de poing qu’il nous les livre toujours en traître.
C’est peu dire d’ailleurs si le portrait de la famille que donne Vinterberg est cruel: d’une violence psychologique des plus estomaquantes, le cercle familial n’hésite pas à s’aveugler et à rejeter ses éléments les plus faibles pour protéger son unité. La plus grande brutalité ne vient pas des abus paternels-qu’on ne nous montrera jamais- mais bien de la complicité de la mère et du déni des autres membres (dont les frères et soeurs, au début tout du moins). Mais la brutalité se dévoile aussi dans la dernière partie, avec la chute du tyran qu’on exclura avec indifférence. De petites mises à mort morales, des traumatismes qui ne passent pas, et finissent parfois par donner lieu à des morts effectives comme celle de la soeur suicidée, dont le fantôme plane sur la famille sans que personne ou presque n’ose invoquer son nom. Pour toutes ces raisons, le huis-clos du film, qui ne quitte jamais la propriété luxueuse louée pour l’anniversaire du patriarche, prend à la gorge et laisse un sale arrière-goût d’angoisse. On en ressort avec soulagement.
On savait que les fêtes de famille étaient faites pour s’engueuler, mais avec un film aussi venimeux, il est certain qu’on n’appréhendera pas nos futurs rassemblements de Noël sans crainte.
(Je dédie cette critique à celui de la fratrie qui est parti il y a quelques mois, sans avoir eu le temps de visionner Festen. Il ne l’aurait probablement pas aimé, mais ça aurait donné l’occasion de s’engueuler encore plus. Je t’aime, vieil ours de grand-père).