Festen cache extrêmement bien son sujet dans un premier temps. Cadre bucolique, demeure et famille bourgeoises, retrouvailles seulement bousculées par des problèmes mineurs - les dérapages de l’année précédente - que concentrent Michael, personnage grossier rapidement présenté comme le raté de la famille, celui qui fait honte à son père. La mort de la sœur, si triste qu’elle soit, ne semble être qu’un drame familial parmi tant d’autres, dont on aura fait le deuil après quelques toasts. La famille, malgré ses dissensions et l’ambiance quelque peu malsaine qui règne dès les premières minutes, semble être unie dans sa célébration autour d’un patriarche à l’autorité implacable. Cette « sérénité » - pour reprendre le vocable du film- ne sera troublée que par une mystérieuse lettre laissée par la défunte, et dont la teneur reste inconnue, et surtout par une caméra nerveuse et extrêmement mobile ; le réalisateur n’hésite pas à user de plans subjectifs, de gros plans voire de très gros plans, de plongées - entre autres bizarreries filmistiques… Mieux, le film devient irrespirable visuellement avant même de le devenir par son sujet ; les transitions sont brutales, on navigue sans temps mort à travers les émotions conjugales et familiales - et ce avant même que la fête commence.
Puisque c’est bien d’une fête dont il est question ici, celle du patriarche, et par là celle de la famille tout entière. Là, un tel sujet permet au réalisateur de déployer une thématique qu’il maîtrise à la perfection, comme on a pu le voir dans La Chasse : celle du non-dit, de l’omerta. C’est le discours de l’aîné - modèle - de la famille qui va lancer le film dans sa brutalité inouïe. Entre fromage et dessert, le sourire jusqu’aux lèvres, il lancera sans sourciller une bombe - les viols subis par lui et sa défunte sœur dans leur enfance. Dans la bataille qui s’en suit, Christian n’a pour seul alliés que les serveurs et cuisiniers, formant le seul point d’ancrage car existant dans un univers parallèle, où les intrigues se déroulent à l’insu de la famille - comme lorsqu’ils cachent les clés des participants pour les forcer à affronter la vérité. Celle-ci s’évertue à empêcher l’éclatement de la vérité, bien aidée par l’intéressé qui se convainc finalement de retirer ses propos - au nom de la « solidarité familiale » face à la menace de disgrâce, véritable leitmotiv entrant en guerre avec l’éclatement au grand jour d’un traumatisme d’enfance aux effets funestes. La famille est une bulle inviolable, et le comportement raciste du frère cadet face à l’arrivée du compagnon noir de sa sœur l’illustre jusqu’à la caricature.
Son frère, sa sœur, sa mère (et bien entendu son père) parfois tout à fait au courant d’un tel passif, se chargeront d’enterrer au plus vite les allégations au nom de ce leitmotiv à grand renfort de diffamation, surtout lorsqu’il se fera plus explicite ; finalement, ce n’est pas le moment, et sauver les apparences d’une famille au prestige social certain prime sur toutes autres considérations. La famille est une bulle inviolable,
Face à l’inlassable remise en cause de la parole d’une victime, que l’on refuse de croire par mutisme complice ou par déni coupable, seule celle d’une morte - la sœur de Christian -, à travers sa lettre d’adieux, peut briser l’omerta sans crainte de l’incrédulité. Seule la mort aura permis de briser cette chaîne de traumatismes irréversibles, et l’ennemi changera de nom.
Le raffinement inouï du film dans sa brutalité - notamment dans ses dialogues -, partie intégrante du traitement extrêmement réaliste d’un sujet faisant écho aux abysses de la mémoire familiale refoulée tranche nettement avec une certaine distance de la part du réalisateur, qui ne tombe jamais dans les méandres du mélodrame, jusqu’à incorporer une certaine dose d’humour, volontiers ironique, dans les dialogues et l’enchaînement des scènes.