Fleur pâle
7.2
Fleur pâle

Film de Masahiro Shinoda (1964)

Un peu moins d'une décennie après la sortie de son chef d’œuvre Fleur Pâle (Kawaita Hana, 1964) -dont la traduction littérale, et par ailleurs plus pertinente, en "Fleur flétrie" ou "Fleur sèche" se rapporte davantage à l'idée de mort que de simple pâleur- Masahiro Shinoda se remémore :



Il y avait une forte influence des Fleurs du mal de Baudelaire au travers ce film. Lorsque j'ai terminé de le tourner, j'ai réalisé que ma jeunesse était finie.*



Découvert il y a quelques années, hanté par son premier visionnage et revu pour la n-ième fois il y a peu, je crois pouvoir à présent l'affirmer : d'une pierre deux coups, la mienne aussi.


Il est vrai qu'un parfum de mal s'accroche à Fleur Pâle. Réalisé à l'époque où Shinoda voyait sa carrière de cinéaste s'affirmer progressivement comme figure fondatrice de la Nouvelle Vague Japonaise, ce bakuto-eiga (film de jeu) avant-gardiste fait défiler sous l’œil de la caméra un yakuza vieillissant du nom de Muraki (Ryo Ikebe) fraichement sorti de prison et faisant la rencontre au détour d'une partie d'Hanafuda (花札, Jeu des Fleurs) de la sirène nocturne, rieuse et mystérieuse Saeko (Mariko Kaga) qui décide de l'escorter gaiement vers leur perte mutuelle. Les jalons de la relation sont posés, ce couple atypique enclenche dès lors les rouages du mécanisme le menant à son auto-destruction.


Une Mariko Kaga de seulement 19 ans (!) était le choix parfait pour ce rôle. Jeune et frêle étoile montante de la Shochiku depuis 1962, son premier film avait été tourné pour Shinoda moins d'un an auparavant (Tears on the Lion's Mane). Après Fleur pâle, elle est devenue une icône. Bourgeon fragile de ce qui demeure encore à mes yeux la création la plus durable de Shinoda.
Avec sa lèvre supérieure légèrement pétulante et son regard de Joconde énigmatique, la Saeko de Kaga dont il est question ici porte un ennui avide de sensations fortes dont nous ne connaissons ni les motivations ni le passé : Elle est l'insaisissabilité incarnée.


Douloureux et presque illisible, entretenant sa fusion moralement trouble entre modernisme et chaos, cette œuvre est-elle comme certains le plaident un moment marquant de l'histoire du yakuza-eiga (film de yakuza) ou à contrario s'en détache-t-elle nettement au travers de ses attitudes ultrasophistiquées et ses échappées nihilistes par rapport à la forme traditionnelle et rigoureusement codée du film de gangster ?
Je me risque à trancher la question, sans en être certainement le premier, Fleur Pâle c'est peut être avant tout un sonnet somptueux de l'amour fou non-réciproque et rares sont ceux qui n'en sortent moins qu'éblouis.


Et les plus hypnotisés d'entre nous s'y sont attardés pour savourer les noirs abyssaux et les blancs sépulcraux, encore et encore, inlassablement. Entre aperçu des extérieurs piétonniers de Yokohama et foule de visages curieux face-caméra, aux côtés d'atmosphères expressionnistes magnifiquement captées dont le centre de gravité n'est autre que les deux faces de ce couple extraordinairement séduisant et s'abandonnant tour à tour, et toujours seuls, à de longs regards sondant le vide.


Insondable, quant à elle, et s'épanouissant sous un soleil d'ébène : Saeko, figure de la femme-enfant se meut à la manière d'un sylphide solitaire et translucide au coeur de l'obscurité quasi-absorbante d'un tripot. Lieu par ailleurs incommodant puisque peuplé d'hommes aux peaux tattouées d'où perle la sueur et contemplant le flot d'argent désséché.
Prise dans la lumière tiède de l'ampoule d'airain suspendue au plafond, Saeko trouve son tremplin vers l'élévation. Elle s'élève comme une fronde lumineuse jaillissant de la fissure d'un bloc fait de chair et d'ombres, elle s'élève... et se mue en incandescence.
Dialogue de regards avec l'homme Muraki, celui là même qui lui fera bientôt découvrir des joies morbides, à milles lieux de la partie en cours : Les hanafuda brillamment ornées d'images saisonnières de pivoines sont secouées et mélangées. Les paris sont placés, les cartes sont retournées, des halètements sont échangés entre les joueurs, mais pas une ondulation ne vient troubler la surface laiteuse de Saeko.


Ce soir, seule la mort est en veine.


Muraki, qui vient de purger une peine de trois ans pour un meurtre lié à un gang, est un exemple de suavité au début de la cinquantaine. Personne d'autre n'aurait pu s'en tirer en portant un costume à carreaux aussi ridiculement criard, mais Ikebe, à la coupe au rasoir et au cirage luisant, le porte avec un aplomb grisonnant. Ryo Ikebe a commencé à tourner dans des films au milieu des années 1940 et a trouvé le succès en jouant toute une série de flics, de durs à cuire et d'autres types impassibles tout au long des années 1950, dans des films allant de Early Summer (1951) de Yasujiro Ozu à Battle in Outer Space (1959) d'Ishiro Honda. Il a continué à jouer des rôles de durs à cuire bien après Fleur pâle, soutenant souvent Koji Tsuruta ou Ken Takakura dans exactement le genre de films de yakuzas des Toei Studios que ce pionnier de Shinoda allait continuer à inspirer dans les années 1970 et au-delà. Ikebe (décédé fin 2010) avait quarante-cinq ans l'année où il a joué dans Fleur pâle.


Pour invoquer le maître, Masahiro Shinoda, qui n'avait que trente-trois ans et quelques années de carrière au moment de réaliser Fleur pâle, avait commencé comme assistant réalisateur à la Shochiku en 1953, l'année précédant l'arrivée d'Oshima. Employé dévoué, Shinoda ne fera pas le saut vers la réalisation avant que son jeune collègue, connu à l'époque comme un critique de cinéma véhément et un mécontent du studio, ne fasse ses débuts, en 1959, avec A Town of Love and Hope, qui s'est avéré être à la fois un succès critique et la première vague de ce qui allait bientôt devenir la nouvelle vague interne du studio.
Avec Fleur pâle, Shinoda s'est imposé de façon décisive, mais il ne l'a pas fait seul : filmé par Masao Kosugi (qui a photographié plus d'une douzaine des meilleurs films du réalisateur) ; basé sur une histoire originale de la figure de proue de la génération taiyo-zoku (tribu du soleil) et du scénariste de Crazed Fruit (Passions juvéniles en français), Shintaro Ishihara ; scénarisé par Ataru Baba ; ancré par le délicat équilibre entre la froideur et le laconisme fourni par les stars Ikebe et Kaga ; La musique est signée par Toru Takemitsu, le compositeur classique d'avant-garde, collaborateur régulier de Shinoda, qui travaille ici à l'apogée de son talent pour créer une peinture sonore composée de cornes de banshee, de glissandi de cordes à effet Doppler amplifié et de secousses rythmiques de serpent à sonnette (à la première écoute, ça surprend !).


Pourtant, bien qu'acclamé rétrospectivement comme un chef-d'œuvre, Fleur Pâle ne s'est pas révélé à l'origine à la satisfaction de toutes les personnes impliquées. Ataru Baba, en particulier, était furieux de constater que la technique éblouissante et le découpage vertigineux de Shinoda obscurcissaient le scénario sur lequel il avait travaillé et mettaient trop en évidence son nihilisme implicite. En fait, la Shochiku a décidé de mettre le film au placard pendant plusieurs mois, pour ne le sortir que l'année suivante, bien que cela ait probablement moins à voir avec de l'orgueil écorné plutôt qu'avec les nombreuses scènes de jeux d'argent du film, que les autorités légales jugeaient apparemment excessives et un peu trop détaillées.
En effet, les rythmes visuels sont un élément central de l'effet hypnotique du film. Arrangées sur les mini-symphonies hyperpercussives de Takemitsu, ces scènes entraînent le spectateur toujours plus profondément dans le tourbillon des mystères du jeu. Tout comme elles entraînent dans la mort Saeko et Muraki, qui finissent par s'abandonner à de plus grandes victoires, et à de plus grandes pertes, lorsque les frissons du jeu ne suffisent plus.


Ailleurs dans Fleur Pâle, le réalisateur parvient à suggérer la fragmentation du temps et la fusion du passé et du présent de diverses manières disparates : Une boutique d'horloges, habitée à la fois par l'amante de Muraki d'avant son incarcération et par un millier de tic-tac rappelant le temps qui lui a déjà échappé.


Même l'épisode culminant du film, marqué par la violence du thrill-kill, parvient à fusionner le présent et le passé : Alors que Muraki poignarde à mort un chef de gang rival dans un restaurant et que Saeko l'observe avec une crainte pétrifiée empreinte d'une lueur de fascination, les images de Shinoda évoquent spécifiquement l'horrible assassinat sur scène, photographié graphiquement, du leader politique de gauche Inejiro Asanuma en 1960, alors même que l'opéra baroque de la bande-son coupe les amarres du contemporain à la recherche d'un état intemporel de grâce orgasmique et annihilante.


Confondant à jamais des visions de libération et d'enfermement, Fleur Pâle commence par une image de liberté -la représentation à la manière de Degas d'une jeune femme légère, les bras élancés vers le ciel, Tsubasa-no-zo (Statue des ailes) du sculpteur Fumio Asakura, un point de repère connu depuis longtemps à la gare d'Ueno à Tokyo- et se termine par les gigantesques portes tombales d'une cour de prison qui claquent.


Le bruit infernal de l'industrie lourde, invisible mais entendu depuis des sources situées très loin de l'écran, remplit l'air de façon récurrente, et des corbillards semblent patrouiller sans cesse dans les rues de la ville. Un mystérieux tueur junkie débarqué de Hong Kong rôde dans l'ombre, lançant des scalpels à Muraki alors qu'il erre dans la nuit, à la recherche d'une seule flamme dans le purgatoire urbain que le gangster vieillissant a déjà reconnu depuis longtemps comme étant envahi de citoyens zombifiés, leur nouveau Japon étant le pays des morts-vivants.
Et pendant un instant, Saeko fournit cette étincelle : une incandescence douce et vacillante qui éclaire trop brièvement le chemin par lequel ils pourraient tous deux se diriger vers le lever du soleil : une fleur de feu pâle et envoûtante, une flamme faible et inexorablement vacillante.


Why can't all film noir be like Pale Flower ? s'interrogeait le réalisateur indien Ashim Ahluwalia.
Dans un monde idéal peut-être, en attendant je me pose la même question.


*Interview conduite en 1972 par l'universitaire américaine Joan Mellen. Parue en 1975 dans l'ouvrage Voices from the Japanese cinema.


BA : https://www.youtube.com/watch?v=jpPRvb9GY90

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le 9 juin 2021

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