Des théières et des hommes
Wataru Hirayama est un homme progressiste, qui n'hésite pas à prodiguer ses bons conseils à tout le monde : il assure son vieil ami Mikami qu'il ne doit pas se peiner parce que sa fille a fui la maison familiale avec son amant, il exhorte la fille d'une aubergiste de ses connaissances à ne faire qu'un mariage d'amour, et lors d'un mariage qui ouvre le film, il se souvient en riant que son mariage fut arrangé mais se réjouit que les jeunes mariés du jour se soient choisis l'un l'autre. Seulement tout bascule pour lui le jour où l'amoureux de sa fille débarque dans son bureau pour lui demander la main de Setsuko. Tous ses beaux principes se heurtent à la difficulté qu'entraine une expérience personnelle : il ne veut pas voir partir sa fille avec le premier venu (que pourtant tout le monde s'accorde à trouver très comme il faut, même la mère de Setsuko qui ne l'a vu qu'en coup de vent).
Grace à un subterfuge que le père découvre en même temps que le spectateur, la fille de l'aubergiste le met face à ses contradictions, en lui racontant qu'elle a enfin trouvé l'amour mais que sa mère ne veut pas entendre parler d'un mariage arrangé. Hirayama s'insurge, et là la fille abat son jeu : elle ne faisait que raconter l'histoire de Setsuko, et peut donc appeler la jeune femme pour lui annoncer que son père est d'accord pour le mariage. - Mariage que l'on ne voit pas, mais auquel le père finit par accepter d'aller, à la grande joie de toute la famille. Le film se termine sur le train qui conduit Hirayama vers Hiroshima où le jeune couple est parti s'installer.
Premier film en couleurs d'Ozu, il s'en donne à coeur joie sur les compositions colorées. Les appartements (dans les beiges) et les bureaux (dans les gris) sont parsemés de taches de rouge (la théière !) ou de vert qui viennent marquer les différentes strates des décors simples dans lesquels évoluent les personnages. Le plus fouillé est évidemment l'appartement de la famille Hirayama, où répondent à la fameuse théière omniprésente un coussin, un chiffon, des fleurs (les higanbanas du titre sont des lycoris rouge sang), le sac à main de la jeune soeur et même les pulls des voisins qui sèchent dehors.
Il est à noter aussi que les rares figurants de fond de plans sont toujours les deux mêmes figures féminines, l'une en tee shirt jaune, l'autre en pull rouge.
Le scénario est à l'image de ce dispositif coloré : un thème simple et uni, troué d'histoires identiques qui se répondent et s'éclairent : la fille de l'aubergiste, la fille de Mikami, les jeunes mariés du début sont autant de petits objets rouges qui doublent dans le fond l'éclat de la théière de premier plan qu'est Setsuko.
Ce qui est très frappant aussi dans le travail d'Ozu au sein de chaque scène, est cette façon d'introduire un petit problème personnel propre au personnage secondaire pour faire contrepoint au but premier de la scène, menée par le personnage principal. Ainsi quand Hirayama va à "la Luna" pour parler à la fille de Mikami, il est accompagné par un de ses employés qui, connaissant l'amoureux de sa fille, est chargé de dire ce qu'il en pense. Or le jeune homme est un habitué de la Luna, où tout le monde le reconnait et s'étonne de la disparition de son entrain habituel, ce qui évidemment met le jeune homme très mal à l'aise vis à vis de son patron.
En choisissant une histoire aussi simple quant à l'enjeu initial, Ozu et Noda peuvent explorer la question sous toutes ses facettes, et laisser à chaque personnage la place d'exister véritablement. Il se crée une chaine qui va de l'un à l'autre, et dans laquelle tous les problèmes finissent par se retrouver tressés en un seul fil.
Et comme toujours chez Ozu, les cieux sont bleus, les lacs sont calmes, mais tout le monde a conscience que ce bonheur est fuyant, qu'il a lieu pour la dernière fois, et que cette paix annonce en fait des tempête, comme le panneau dans la gare qui clot la première scène.