Noah Baumbach n'est pas que le scénariste à succès de Wes Anderson. Au-delà de sa collaboration créative avec le pape du cinéma indépendant et du scénario de l'excellent Madagascar 3 qu'il a signé pour Dreamworks, il est également un cinéaste dont l'oeuvre intimiste et un chouïa chicos ne doit pas être mise à l'arrière-plan. Si Frances Ha marque la deuxième collaboration avec son actrice principale et accessoirement fiancée Greta Gerwig (qui coscénarise le film par la même occasion), on signalera surtout Les Berkman se séparent, petit bijou de sensibilité émotionnelle et de finesse d'écriture, un des meilleurs films de la dernière décennie dont le titre original (The Squid and the Whale) et le nom de son réalisateur a d'ailleurs inspiré le nom du très bon groupe Noah the Whale.

Autant dire que Frances Ha s'annonçait sous de bons auspices. Chronique adulescente dans un New York bobo/hipster, l'esthétique noir et blanc rappelle néanmoins moins celle du Manhattan de Woody Allen (Frances n'est pas juive d'ailleurs) que celle, plus granuleuse, qui a traversé le cinéma indépendant mondial de ces dernières années, des premiers Jarmusch aux petits derniers comme le tout récent rejeton allemand Oh Boy. Autre grand pan référentiel, beaucoup plus justifié à mon sens dans les commentaires accompagnant le film : la série Girls, créée par Lena Dunham et produite par Judd Apatow. Déjà parce que les deux colocataires accueillant Frances (Greta Gerwig) au début du film sont joués par Adam Driver et Michael Zegen, deux acteurs de ladite série. Au-delà de la "coïncidence", il y a dans l'écriture des personnages, qui les présente volontairement comme horripilants d'ego et d'indécision, une rémanence d'une certaine figure de la jeune génération paumée contemporaine, qui veut tellement tout faire qu'elle finit par ne rien faire. Frances elle-même en est l'incarnation, fille qu'on sent brillante mais qui se borne à vouloir être (une danseuse de renom) ce qu'à l'évidence elle n'est pas assez douée pour. Dévorée par une ambition folle (on a entre autres un sculpteur qu'on ne voit jamais sculpter, un sketchman qui n'écrit pour personne et une flopée de jeunes dont on ignore totalement la profession).

C'est un peu la limite de Girls, qui ne se conçoit que comme une progression constante dans un même schéma, incapable de faire réellement évoluer ses personnages à long terme. Frances Ha évite cet écueil du surplace. Quand la situation de Frances se dégrade, elle se dégrade réellement. Elle perd de vue ses amis, se voit repoussée peu à peu repoussée du Nirvana hipster qu'est le quartier de TriBeCa, perd son job, son argent et finit par se retrouver dans des situations véritablement pathétiques. La narration du film s'intéresse néanmoins beaucoup plus aux entre-deux, à ces moments de creux qui pour autant ont un réel impact sur les décisions de Frances. Baumbach parvient à tisser un script fort malin, où tout passe par le comportement du personnage plus que par ses choix, qui n'en sont que la résultante. Et ce choix est payant, car il parvient à nous montrer essentiellement pourquoi Frances Handley est condamnée à vivre ce qu'elle vit à cause de son orgueil mal placé et de ses délires de gloire. Et ce par le fusain plutôt que par le gros trait. Et contrairement à Girls, Frances Ha ouvre une porte de sortie à son personnage ; sans en dévoiler trop, disons que l'histoire de Frances, c'est l'histoire de l'émancipation d'une femme faite pour l'ombre et qui s'est trop longtemps cru faite pour les projecteurs.

Seul véritable point de comparaison saillant avec Woody Allen, le film est une ode à son actrice, et Baumbach filme aussi bien Gerwig qu'Allen filmait Diane Keaton en 1979. Légère, sautillante, mais aussi inconséquente, elle fait vivre le film avec ses sautes d'humeur, ses éclats et ses caprices.

Film modeste par ses ambitions et ses moyens apparents, Frances Ha est un vrai moment de plaisir esthétique (avec encore une BO qui claque avec du Bowie, du Hot Chocolate et du Georges Delerue), et un portait de femme qui mérite plus qu'un simple coup d'oeil.
Sharpshooter
8
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le 26 juin 2013

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Julien Lada

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