Il y a quelque chose de sain dans ces documentaires qui étanchent notre curiosité des rouages concrets de l’industrie du cinéma : ils permettent d’apaiser la rudesse de ressentis larvés (« les producteurs, c’est les mecs qui fournissent le fric, point barre »), d’affiner les idéaux sculptés par l’envoûtement romantique fredonné par le grand écran (« faire un film, quel pied formidable ! »).
Quichotte cahote
Ces deux assertions sont pourfendues par le Don Quichotte de Terry Gilliam, fantasmé depuis dix-sept ans mais à peine sorti de tournage, en forme d’énième palimpseste rapiécé dont on redoute le résultat. Lost in la mancha (2002), prévu comme un making-of de cette production pourtant sur les rails, s’est reconfiguré en un cauchemar pourtant on-ne-rêve-plus ancré dans le réel des imbroglios drainés par les co-productions européennes, les tournages en décors naturels et autres médailles dont le revers taraude davantage qu’un crochet du droit. Pan, dans l’eden.
Il s’avère fascinant d’observer la combattivité l’ancien Monthy Pyton s’éroder à mesure que s’étiole son « grand film » au profit du spectre des Aventures du Baron de Münchausen, son précédent fiasco commercial. L’industrie n’a pas encore cicatrisé. Lui non plus, même s’il s’évertue à démontrer l’inverse. Si tout documentaire apporte de l’eau à un moulin, ce destroy-of en irrigue plusieurs, tant il rend lumineuse la tension entre la création pré-mâchée, mentalement établie dans le chef de l’auteur, et la détermination pragmatique des producteurs, toujours présents au côté de l’équipe et âpres dans la négoce des décisions.
- « On ne peut pas tourner autre chose, en attendant que ces avions ne cessent de rendre nos prises inaudibles ? »
- « Non, impossible, il faut réaliser ce plan maintenant, je le visualise parfaitement ».
Comme pour mieux se faire l’écho de ce jeu de dupe qu’ils ont capté, les auteurs de Lost in la mancha insistent sur la confection et la représentation des marionnettes dans l’univers du film de Gilliam. Tantôt tireur de ficelles, un retour de bâton ne tarde pas à le ré-expédier au statut de pantin.
Qijote l’estropié
Jean Rochefort paraît presque aussi habité que le réalisateur maudit. Investi, le bougre a bossé l’anglais 7 mois et envisage ce rôle comme la chance d’une vie. L’on observe l’entrave du septuagénaire, rapatrié en France, à l’instar de l’équipe de tournage : à distance, sous la respiration artificielle d’un espoir ténu. Le spectateur ressent l’embarras des producteurs, a envie d’exhorter les troupes pour que ça avance malgré tout. Plein d’affection pour ses galériens, Gilliam doit parfois se fâcher. « Tout rouge », à contrecoeur, comme un père désemparé qui s’abandonne aux cris.
On retrouve la même bienveillance rugissante dans un autre making-of transformé en docu, Fucking Kassovitz, qui narre pourtant les déboires d’un Français dans un écrin hollywoodien, soit l’inverse de Lost in la Mancha. Les deux films ont pour point commun la précision du projet des réalisateurs qui s’y retrouvent martyrs. Mathieu Kassovitz avait prévu une grammaire cinématographique propre à chacun des personnages de Babylon A.D. Tout s’effondre lorsqu’il trempe dans le cambouis du tournage. Idem pour Gilliam, qui s’était figuré un désert immaculé, plombé de soleil, finalement muté en bourbier par une météo revêche. Causes différentes, même drame de génie (?) contrarié.
L’ego, les couleuvres
Voir mille fois Lost in la mancha et Fucking Kassovitz plutôt que le moindre soit-disant behind the scenes. La complaisance de ces bonus formatés ne donne jamais à voir les egos qui surchauffent, s’entechoquent comme des silex. Il faut gratter pour apprendre que sur les décors des derniers Fast and Furious s’érige une logistique complexe pour éviter que Vin Diesel et The Rock ne se croisent, incapables de se piffer. Pourtant, ce genre de dévoilements livre au spectateur des clés de compréhensions essentielles des choix pragmatiques opérés au turbin, dans un espoir de rationalisation des coûts ne valant pas forcément le coup. Ils constituent les justifications éphémères de décisions gravées dans la pellicule à jamais.
Bras de fer éternels entre vision de créateur et pragmatisme de faiseurs. On apprend, un peu glacé : « quand le tournage bas de l’aile – peu importe à qui ça incombe – en général, on vire le premier assistant-réalisateur ». Puis, on réalise que ces documentaires n’offrent évidemment qu’un point de vue parcellaire. Combien de manœuvres-couleuvres jalonnent l’industrie du cinéma ? Ça y est, on a choppé le tournis.