Il est bien connu que toutes dictatures (ou de manière générale, tout Pouvoir) se met en scène et tente, par divers mécanismes (censures, propagandes, contrôle de l’information, marginalisation, ou, cas extrême, par la force) de faire passer son récit pour le seul récit valable. Tout Pouvoir le fait, à divers degrés, le fait est d’autant plus éclatant aujourd’hui que même nos autodésignés démocrates ont sous la main une horde de consultants et de marketteux. Si la forme change, le fond n’a pas évolué depuis les premiers états mésopotamiens ; le pouvoir doit se légitimer d’une manière ou d’une autre. Cette mécanique légitimatrice, que l’on associe souvent aux dictatures tant cet aspect sort avec éclat dans ce type de régime, n’est pas tant intrinsèque au pouvoir qu’elle est parfaitement humaine (on aime se raconter, se mettre en scène, afin de mettre du sens à sa vie). La particularité des récits du pouvoir réside néanmoins dans le fait qu’elle doit légitimer certaines pratiques impactant la vie collective. Dans le cas extrême d’une dictature reconnaissable par ses aboiements en langue de Goethe, l’historien Johann Chapoutot a bien montré que ce qui a permis et légitimé le Reich de s’en prendre aux juifs de la façon la plus affreuse que l’on connait, a été, entre plusieurs facteurs, un matraquage culturel et idéologique fort. Il faut défendre l’Allemagne contre le juif, dès lors, il devient légitime de les exécuter.
En 1971, le général Amin Dada chasse le président Obote du pouvoir et se proclame calife à la place du calife. On sait bien que l’Afrique reste un contient particulièrement meurtri par la colonisation (encore aujourd’hui où la forme de la colonisation a évoluée) et que, par conséquent, les régimes politiques africains sont loin d’être stables rendant le contient africain particulièrement fertile pour les régimes dictatoriaux dont l’occident (et la Chine) aime à s’acoquiner en échanges de précieuses ressources. En cela, le général Amin Dada, loin d’être un cas particulier dans l’histoire contemporaine africaine, reste malheureusement un cas assez typique. Ce qui l’est moins, en revanche, est cette étrange capsule capturée par le réalisateur français Barbet Schroeder. Celui-ci est parvenu à entrer dans l’intimité du dictateur, ce dernier lui indiquant quoi filmer, et créant cette espèce d’osmose ubuesque où un film de propagande poussé dans l’intime finit par se retourner contre son instigateur, où le contrôle de l’image et du récit échappe tant au réalisateur qu’au commanditaire. Cette communication qui s'échappe se ressent le long de film, lorsque le dictateur brise le quatrième mur pour s'adresser au réalisateur, lui pointant du doigt ce qu'il doit filmer, lui donnant des consignes, ou s'amusant simplement de la caméra. Et c'est sous caractère de contrôle et de direction filmique que le discours maitrisé et pointu des dictatures s'émiette ici ; comme si la caméra était placé de telle manière qu'elle filmait à la fois la scène et les coulisses. Le film aurait pu être tout autre, mais grâce à ses longues séquences, à ses choix, le réalisateur a su manier avec perfection cet entre-deux singulier qui donne ce cachet si particulier à ce film.
Le documentaire est très court, moins d’une heure et demie, mais contient son lot d’images anthologiques. Assez peu de commentaires, peu de contexte, la caméra laisse le général s’exprimer. Ce qu’il en ressort ? Difficile à dire. On ne voit pas le carnage qu’a été le passage d’Amin Dada au pouvoir, malgré tout, la violence du personnage en ressort par certaines séquences. On pense ici à une exécution (sauf erreur, diffusée sur les chaînes nationales), mais surtout à ce conseil des ministres où l’un d’eux, nous apprend un commentaire, disparaîtra mystérieusement dans les entrailles de crocodiles quelques semaines après le tournage de cette séquence. Homme de peu de convictions, si ce n’est en lui-même, Amin Dada est passé du côté occidental (et a été envoyé comme soldat en Israël), avant de faire la promotion du tristement célèbre Protocole des Sages de Sion. Cela contraste bien avec son concours de natation organisé dans sa piscine, scène absolument lunaire. Mais la scène que j’ai particulièrement trouvée la plus intrigante est celle où le général est confronté aux médecins, qui réclament des moyens. On y voit un dictateur en sueur, se frottant nerveusement les mains, peu assuré voir même craintif, alors que ce ne sont que des petits docteurs.
Et bien entendu, il y a cette séquence particulièrement étrange où Amin Dada apprend que l'Angleterre subit quelques troubles. Il organise alors une collecte géante où les fermiers et éleveurs Ougandais apportent des chèvres, des graines, et des légumes et quelques pièces pour aider les britanniques. Amin Dada se voyant bien préoccupé par le fait que les avions, sensés envoyés ces victuailles aux anglais affamés, n'arrivent pas. De l'aveu même du réalisateur, il ne sait pas si le dictateur était bien sérieux et voulait véritablement aider les anglais, ou si il trollait les anciens colons. Cette ambiguïté du personnage se cristallise parfaitement ici, puisqu'on ne saurait dire s'il est purement machiavélique, purement cynique, ou purement idiot.
À sa sortie, le film a divisé ; certains reprochant au réalisateur d’avoir flatté le racisme anti-noir en montrant un dictateur, pour le dire, un peu con-con, d'autres ont acclamés le film (et je comprend ces derniers). Si le racisme est un mécanisme qui est bien trop souvent sous-estimé (les français, à quelques jours d’avoir un premier ministre d’extrême-droite, le visage présentable d’un parti fondé par des Waffen-SS et ouvertement islamophobe, semblent quand même avoir bien du mal à reconnaître cette caractéristique), il faut néanmoins savoir jauger l’accusation. A première vue, on peut effectivement trouver un peu débile qu’un type comme ce général, qui apparait un peu couillon, un peu débonnaire, se retrouve avec tant de pouvoir dans ses mains tremblantes. Comment se laisser avoir par un personnage pareil ? Faut-il seulement rappeler que nous laissons volontiers des médiocres issus d’écoles de commerces dicter la plupart de nos lois ? Mais, et c’est là que l’accusation tombe à l’eau, le documentaire montre quelque-chose en plus et est une illustration magnifique de cette phrase de Montaigne : « Sur le plus haut trône du monde, on n'est jamais assis que sur son cul ». Personnellement, ce que j’ai trouvé sublime avec ce documentaire est qu’on en ressort avec ce sentiment que la médiocrité de l’humain transparait partout, et particulièrement chez les personnages les plus détestables de l’histoire humaine. L’être humain qui croit dur comme fer qu’il est appelé à une grande destinée, qui se persuade avoir une tâche particulière pour son pays ou pour sa propre gloire, reste impuissant face à sa médiocre humanité. Jules César, Napoléon, moi, vous, Amin Dada, restons en substance, de médiocres humains, contraints par les forces de l’histoire, contraints par les forces de notre être. Et ça, c’est magnifique. Parce qu'on se rend compte que tout cela est un cirque aux mains de clowns génocidaires et qu'il serait grand temps de faire tomber le chapiteau.