Un adjectif en japonais m'a toujours fasciné : hidoï. Sans contexte, il peut tout à la fois signifier atroce ou génial, affreux ou merveilleux. Eh bien je crois que c'est exactement l'effet qu'a produit sur moi Halleluyah : j'ai trouvé ça hidoï.
Selon mes critères, impossible de noter ce film (à la fois 10 et 1 = je mets donc 5) car je ne saurais quelle échelle utiliser pour juger de cet OFNI, ni savoir si "ça m'a plu". C'est un peu comme si Vidor avait voulu explorer une région cinématographique juste avant d'en refermer la porte pour toujours, en ces temps troublés de 1929, crise monétaire, sociale et cinématographique (arrivée du parlant) obligent. Pas seulement un adieu au muet - dont l'esthétique, forcément, est encore très présente- mais aussi une fin de non recevoir à ce que pourrait devenir le cinéma : une messe hystérico-laïque. Théâtrale, démonstrative et flirtant avec l'extase.
Car si le film commence comme un charmant documentaire sur une famille de noirs pauvres, gagnant leur vie en ramassant et en revendant du coton, le tout sur fond de danses et de chants typiques, très vite, avec l'apparition d'une infâme garce et de son complice et amant, l'histoire vire au drame religieux. Chute et rédemption : le héros dépouillé, jusque là mu par sa seule bestialité, devient prêcheur itinérant.
Dès lors, le récit déjà très archétypal devient parabole. Plus de personnage à proprement parler, mais des figures tragiques, réduites au minimum pour gagner en force expressive. Et coté force expressive, Vidor ne se refuse rien (Caligari à l'étasunienne : en plein soleil, courbes généreuses et corps musclés) : frénésie, incantations, imprécations, sermons vibrants, foules en délire... Aux gestes démesurés, qui n'ont plus rien d'humains, s'ajoutent toutes les modulations de la voix, de la plainte aux hurlements. C'est tellement "trop" que ça en devient presque envoutant. On est bien obligés de se laisser aller, d'abandonner derrière nous notre raison raisonnante, pour ne pas rompre en nous cabrant face à cette déferlante.
Evidemment, à trop tirer sur la corde, ce genre de débordements et d'excès ne peuvent amener qu'à la folie et à la mort, la tentatrice vaguement convertie en fera l'amère expérience. Après quelques années de travaux forcés, le héros, lui, revient à sa calme campagne, auprès de sa vieille môman. Et le spectateur, étourdi, lessivé, sort de la salle en se disant "Hallelluya, il fallait le faire ! Mais ne le faire qu'une fois ! "