On ne dira jamais assez à quel point Charlie Chaplin a influencé Ernst Lubitsch. Au parallélisme évident entre Le Dictateur (1940) et Jeux dangereux (1942) s’ajoutent une même approche douce-amère du récit, une compréhension instinctive du langage filmique, la ronde de personnages hauts en couleurs ou la coexistence perpétuelle du burlesque et du dramatique. À l’instar de John Ford, René Clair ou Howard Hawks, tous deux appartiennent à une génération de cinéastes ayant grandi dans le sillage du Cinématographe (1895), coutumière du muet comme du parlant. Une fois expatriés, Chaplin et Lubitsch ont marqué Hollywood de leur empreinte singulière, se haussant au rang de maîtres de la comédie sophistiquée et du détail caché.
Si Charlie Chaplin s’affirme dans le comique tout-terrain, Ernst Lubitsch, inspiré par l’opérette viennoise, préfère railler la bourgeoisie et l’aristocratie, mettant à l’œuvre un art consommé du dialogue et du récit. Ironie mordante, légèreté parfois poétique, sens du rythme, subtilité : la « Lubitsch Touch » fera tôt des émules. Le Berlinois cultive l’ellipse, la sensibilité et la surprise. Il jette l’ombre ici pour mieux mettre en lumière ailleurs. Des qualités qui trouvent une résonance particulière dans l’imaginatif et virtuose Haute Pègre, adaptation d’une pièce d’Aladar Laszlo.
Venise, la nuit. Après un travelling le long des façades de la cité des Doges, la caméra se poste à la hauteur du balcon d’un élégant aristocrate, désireux de voir la lune se refléter dans une coupe de champagne. Pour charmer une jeune et séduisante comtesse, il en appelle au faste d’un dîner sans fausse note. Mais il y a anguille sous roche. La belle Lily, promesse d’une soirée enivrante, n’est en réalité qu’une vulgaire voleuse, tandis que son hôte, Gaston Monescu, cache une vie d’escroqueries sous les oripeaux de l’opulence et de la respectabilité. Les masques ne tardent pas à tomber, et les deux héros en arrivent à dévoiler les objets qu’ils se sont mutuellement dérobés. Une mystification en guise de parade amoureuse. S’ensuivra néanmoins une fascination réciproque, symbolisée par un écriteau subtilement posé sur la porte d’une chambre à coucher. C’est précisément ici que le spectateur est amené à se remémorer le plan d’ouverture, un lit désert plutôt suggestif. La jonction des non-dits opère alors comme par magie, sans avoir à pérorer.
Le film à peine amorcé, Lubitsch s’en donne déjà à cœur joie. Au luxe des palais vénitiens (plans intérieurs) succède une touche d’ironie matérialisée par une gondole peuplée d’ordures, glissant tranquillement sur l’eau des canaux (plans extérieurs). La tentation, sans doute, de déjouer quelques clichés hollywoodiens à la peau dure. Peu après, l’entrée en scène de Madame Colet, riche héritière, fait dériver l’intrigue. À coups d’achats démesurés et d’un montage-séquence balayé par les volets de transition, le réalisateur berlinois introduit narquoisement la nouvelle patronne des deux escrocs, parvenus à se faire engager au moyen d’une ruse fallacieuse. Sensibles au lucre, Lily et Gaston, rebaptisés pour la cause, vont s’échiner à mettre la main sur la fortune de celle qui les emploie. Entre-temps, à mi-chemin entre Jeux dangereux et La Huitième femme de Barbe Bleue, Lubitsch aura mis son sens monumental du dialogue et du burlesque au service d’une peinture vitriolée de la bourgeoisie. Pour en témoigner, songeons à cette séquence piquante que ne renierait pas… Charlie Chaplin : l’imitation, hilarante, du faux médecin.
En Mozart de la représentation humaine, Lubitsch tisse une trame romanesque de Venise à Paris. Elle se révèle imaginative, sans faux-fuyant et dévoile avec talent les ambiguïtés et demi-teintes de personnages finement caractérisés. Choyés par l’excellent Victor Milner, les plans se succèdent, s’emboîtent ingénieusement et livrent une vision passionnante du rapprochement de deux êtres que tout oppose, la nantie et le truand, la crédule Madame Colet et le cynique Gaston Monescu. D’usurpation d’identité en badinage amoureux, Haute Pègre abat tranquillement ses cartes : l’escroquerie d’un côté, la triangulation sentimentale de l’autre, la satire de la bourgeoisie partout. On perçoit alors une inclinaison pour les dialogues raffinés, des regards croisés triomphant sur les replis intérieurs et un sens du récit auquel Howard Hawks et Billy Wilder – pour ne citer qu’eux – n’étaient pas insensibles.
Lubitsch monte en épingle l’agacement d’un bourgeois lors d’une réception mondaine, brode sur le thème du triangle amoureux et décoche plusieurs allusions visuelles mettant en saillie des objets anodins devenus, le temps d’un plan, symboliques : l’horloge, la bouteille, le collier, etc. Au détour d’une risible augmentation salariale, Grover Jones et Samson Raphaelson, les deux scénaristes, invoquent avec finesse le décalage persistant entre deux réalités coexistantes, celle d’une maîtresse de maison soucieuse du petit personnel et celle d’une voleuse insensible aux égards, mais irrésistiblement fascinée par le gain. De roucoulade en reculade, Haute Pègre désamorce les lieux communs et coudoie ce supplément d’âme tant convoité.
Le plan des deux escrocs a beau être réglé comme du papier à musique, on sent poindre le coup fourré, l’arrangement ignominieux qui tourne irrémédiablement en eau de boudin. Faudrait-il dès lors ranger Haute Pègre aux côtés d’Assurance sur la mort ou Les Diaboliques ? Dans l’immense creuset sentimental, les renoncements affluent et le bon sens se dilue. Madame Colet et Gaston Monescu, liés par une relation naissante, se plient plus ou moins volontairement aux oukases du cœur. Il n’en fallait évidemment pas plus pour que la jalousie de Lily fasse son nid. Les rapports sont orageux et amoraux, davantage dictés par la vénalité que par l’affection. Très vite, les répliques amères fusent et le vol à proprement parler se voit relégué au second plan. Les trois protagonistes, campés avec maestria, se retrouvent alors confrontés à leurs contradictions et à une nature propre plus dévoyée que vénéneuse. Un bric-à-brac amoureux qui se soldera par une étrange renaissance sur des cendres encore embrasées.
Entretemps, mine de rien, le vernis mondain aura définitivement craqué, révélant au passage une nouvelle figure truande, celle d’Adolph, mercenaire de la haute société. Un faux fidèle qui jouait mesquinement, dans son coin, sa propre partition. Et Lubitsch assène un dernier coup, percutant : neutralisant les considérations de classes sociales, il soulève avec finesse la trappe pesante et universelle des apparences trompeuses.
Critique issue de Fragments de cinéma II