« Je prendrais plaisir à te faire saigner. Et je prendrais plaisir à t’y faire prendre plaisir. »

A mon sens, le consentement a toujours été une des thématiques centrales du cinéma d’horreur. Et pas juste le consentement du spectateur, qui va accepter que des choses potentiellement extrêmement horribles lui soient montrées. Souvent, les meilleurs films d’horreur sont ceux qui ne font pas qu’infliger des souffrances aux personnages – mais qui montrent comment la douleur, l’inhumanité, la monstruosité, deviennent des choses que l’on peut convoiter et désirer. Pour citer quelques-uns des grands films d’horreur de ces dernières années, l’horreur dans Midsommar, c’est moins les crânes défoncés à coups de maillets que la vision d’une femme qui détruit volontairement sa vie et sa raison pour arrêter de souffrir ; l’horreur dans X, c’est moins les meurtres que l’idée d’une dégénérescence inévitable que seul le crime peut temporairement endiguer. Et caetera.

En application de cette logique, si l’on venait à me demander quel est le plus grand film d’horreur de tous les temps, trois réponses me viendraient à l’esprit : une par décennie – 70, 80, 90. Nosferatu Phantom Der Nachts. Candyman. Et, bien sûr – Hellraiser.

Un film authentiquement parfait – et pourtant, un film dont il est difficile de faire ressortir la spécificité, tant technique que thématique. On peut évidemment redire ce qui a déjà été dit, parler du retour d’une horreur spécifiquement gothique (et anglaise) et sérieuse à une époque où le cinéma de genre commençait une très sérieuse assimilation par le mainstream, franchises de slasher en tête, et s’embourbait au passage dans un marasme de gaudriole métatextuelle. Mais ce n’est pas à mon sens très convainquant : on dit beaucoup de choses sur Hellraiser, mais ces choses se portent le plus souvent sur son contenu (et les extrêmes de ce contenu) – alors que la façon dont il transmet ce contenu, et la façon dont ses idées infectent le reste du film – me semblent une caractéristique beaucoup plus importante du vrai malaise créé par le métrage, de ce qui fait encore aujourd’hui sa magie, sa majesté, et son côté authentiquement dérangeant.

On peut peut-être commencer par dire que le film, somme toute, ne devrait pas marcher, réalisé par un écrivain qui ne connaissait absolument rien au cinéma avant le clap de début de tournage (l’anecdote veut qu’il aie voulu emprunter un bouquin type « la réa pour les nuls » à la bibliothèque locale la veille, mais qu’il l’ait trouvé déjà pris par quelqu’un d’autre). C’est un élément important à souligner – une grande partie des qualités d’Hellraiser venant précisément de ce fait. Si la méconnaissance que Barker pouvait avoir du média (tout de même compensée par une équipe technique de grande qualité, surtout le directeur de production Peter Adkins, qu’on peut légitimement créditer comme co-auteur du film, et qui réalisera d’ailleurs sa suite) résulte dans quelques imperfections techniques, de lumières ou de direction d’acteur, elle fait aussi son originalité. Presqu’aucun film n’est parvenu à reproduire la façon dont la narration du film se construit : il se déroule comme un mauvais rêve, les séquences d’une durée presque toujours imprévisible. A un niveau presque imperceptible, il n’est pas construit comme un récit traditionnel, et ce qui était au départ sans doute une tentative de retranscrire un récit et un style particulier devient un élément constitutif de l’horreur : le rythme et le flux du film, son déroulé scène-par-scène, donnent en soi une impression de malaise, de quelque chose de différent, d’autre. Une impression probablement aidé par de lourdes coupes : beaucoup de scènes ont été excisées, soit à cause des contraintes de production, soit pour se prévenir d’une future censure gouvernementale – ce qui fait que beaucoup des moments les plus choquants du film (le démembrement initial de Frank, et la scène d’adultère la veille du mariage de Julia) ne sont finalement présentés que par flashs, comme des pensées intrusives qui jaillissent soudainement, des fragments de souvenir.

Le spectateur, balloté entre ces temporalités, est presque dans la position de voir un fait divers horrible prendre soudain corps sous nos yeux – et cette notion de corps est importante, non seulement vu les thèmes du film, mais aussi à un niveau stylistique. Barker a commencé dans le monde du théâtre, sur des petites scènes indépendantes du nord de l’Angleterre – c’est là qu’il a rencontré Doug Bradley, l’immortel Pinhead, après tout – et on voit bien ces influences, avec une maison comme une scène de théâtre, ces acteurs qui posent de façon très esthétique dans des cadres étriqués, poussiéreux. Lorsqu’on parle de théâtre filmé, ça a tendance à être un gros mot, mais ici, l’influence de la scène ne fait que rendre les personnages plus vivants, plus corporels – et, dans un geste qui est justement purement cinématographique, les mouvements de ces corps suggèrent eux-mêmes le montage. Il suffit de voir le premier grand morceau de bravoure du film, ce montage parallèle hallucinant qui superpose le flash-back de Julia, ses réminiscences dans le grenier, et la lente progression d’une main vers un clou – l’idée d’effort physique, d’effort sexuel, de douleur et de pénétration, est implantée au sein même de la structure du film, elle respire dans chaque seconde de sa grammaire. Sans pour autant être forcée : le film montre des horreurs, mais avec une espèce de banalité, de naturel, qui ne fait que les renforcer.

Parallèlement, ce qui rend le film fascinant, c’est qu’il ne juge pas ce débordement sexuel et violent qui suppure de ses pellicules. Non pas que le film fasse dans le nihilisme, mais on est frappé en le voyant (surtout au regard de ses suites, qui, dès le pourtant très recommandable deuxième épisode, tombent dans ce piège) par le fait que les Cénobites ne sont jamais représentés comme particulièrement « mauvais ». Ils ne viennent pas de l’enfer, ne sont pas des démons – la description qui en est faite (c’est encore plus vrai dans le livre) évoque plus, étrangement, des fées. Le genre un peu sinistre des vieilles légendes celtiques : une force de la nature monstrueuse, inquiétante, dangereuse, mais pas nécessairement malveillante. La Configuration des Lamentations, la boîte magique qui les appelle, n’est rien d’autre qu’un miroir pour les désirs des autres personnages : Hellraiser est un drame humain et domestique, les chaînes, les meurtres et tout le reste ne sont que des accessoires poétique, une manière de transformer la complexe matière de la vie en sang et en images.

Le contexte des années 80 n’est évidemment pas neutre. L’idée du court roman The Hellbound Heart est venue à Barker lorsqu’il travaillait comme prostitué dans les milieux gays BDSM des Midlands de l’époque. On n’aura évidemment pas besoin de rappeler ce qu’il se passait dans la communauté gay dans les années 80 … Le personnage de Frank apparaît à ce titre comme une allégorie assez claire : un homme hanté par ses désirs, qui est finalement détruit par eux. Peut-être par manque d’honnêteté par rapport auxdits désirs : il est intéressant de voir que le film raconte l’histoire d’un homme qui doit se « nourrir » d’autres hommes (et de leurs fluides vitaux …) mais ne peut le faire que par l’entremise et le truchement d’une femme ; il ne peut de même consommer sa relation avec Julia qu’une fois qu’il a littéralement enfilé la peau de son frère, l’homme normal et normé. Ou peut-être justement parce que Frank ne peut pas s’avouer que ses désirs n’ont rien de si extrêmes et si inavouables que ça : peut-être qu’un vrai hédoniste aurait apprécié ce que les Cénobites lui offrent, mais Frank prend plus plaisir à victimiser des innocents qu’à rechercher des plaisirs rares pour leurs propres bienfaits (les scènes qu’il partage avec Kirsty semblent assez clairement indiquer que l’homme est un pédophile – de façon intéressante, Larry offre un miroir de ces caractéristiques lorsqu’il dit à sa femme « you want a cookie, little girl ? »). A l’opposé de tout ça, Kirsty a la vie sauve justement parce que, bien qu’elle ait des désirs (c’est une jeune adolescente, et les scènes à l’hôpital, entre toutes ces images de boîtes et de roses, suggèrent lourdement), elle sait les contrôler.

Mais c’est bien là toute l’horreur du film : l’idée que l’on ne puisse plus contrôler nos désirs, que l’on fasse une erreur potentiellement lourde de conséquences à un moment crucial – pire, que faire cette erreur nous paraisse attrayant, excitant … C’est quelque chose qui fait peur : notre potentiel consentement à notre propre autodestruction. Comme les Cénobites le disent eux-mêmes dans le second film : « ce ne sont pas des mains qui nous appellent – mais le Désir ».

Pourtant, parallèlement à l’horreur, le film et son récit sont aussi d’un romantisme échevelé. La musique symphonique de Christopher Young y est probablement pour beaucoup (que la bande-son originelle, à tendance musique industrielle, du groupe anglais Coil ait été rejetée par les studios est une grande bénédiction de l’histoire du cinéma). Barker n’hésite jamais à rendre son horreur poétique, esthétique. Pour autant que Frank et Julia soient des monstres, on voudrait presque croire à leur histoire d’amour, quand bien même elle est évidemment basée sur le mensonge et un grand déséquilibre de pouvoir. C’est le lien le plus évident du film avec Candyman, une autre adaptation de Barker. La scène de la résurrection de Frank est un très bon exemple de tout ça : pour autant que la scène soit dans la lignée d’une horreur corporelle très Cronenberg dans l’esprit, Cronenberg n’aurait jamais réalisé une scène de cette façon. Il en aurait fait quelque chose de très clinique, de médical. Alors que Barker, dans un mélange de lyrisme et de grandiloquence, en fait à la fois une naissance bizarrement érotique, et comme une rébellion contre Dieu et l’ordre établi.

Après tout, la meilleure façon de convaincre quelqu’un de regarder quelque chose d’horrible, c’est de créer un attachement avec ces visions d’horreur, leur donner une charge romantique, érotique. On peut se demander pourquoi quelqu’un voudrait s’infliger, par exemple, la vision de la série des Saw (j’ai une réponse à cette question, au demeurant, mais on part à ce moment sur des problématiques très différentes) – mais c’est une question qui est absurde lorsqu’on évoque Hellraiser. La mort et la décomposition qui suintent à travers la pellicule sont comme autant de sonnets – des actes artistiques, esthétiques, révoltants parce que révoltés. A ce titre, l’héritier le plus direct d’Hellraiser reste peut-être l’excellente série télévisée de Bryan Fuller, Hannibal – et la performance qui évoque le plus celle de Doug Bradley, celle de Mads Mikkelsen dans le rôle éponyme.

Cet aspect poétique transcende complètement le film, même dans ses moments les plus faibles : on peut légitimement critiquer la présence de Steve, l’intérêt amoureux de Kirsty, qui n’ajoute pas grand’chose au récit – mais il permet tout de même d’établir certains motifs importants. La scène où Kirsty et lui s’embrassent devant un mur du métro, en particulier, est très importante – l’éclairage et l’apparence visuelle du métro sont reprises presque exactement dans la brève incursion que Kirsty fait dans le Labyrinthe des Cénobites, à l’hôpital. Sans oublier, que, bien entendu, montrer que le personnage est dans une relation est indispensable pour se libérer des carcans du slasher et de son moralisme à base de « final girls » … Le film ne tombe jamais dans le genre d’abstraction basée sur un système d’images éparses qui caractérise le cinéma d’auteur le plus exigent, mais il partage pourtant beaucoup de ses qualités : peut-être parce qu’il s’agit d’une transposition à l’écran de logiques et de codes (pour faire du Barthes) purement littéraires, purement métaphoriques. Une impossibilité, une monstruosité liminale et transmédia, qui semble elle-même venue d’un autre royaume. Gloire à elle – et à Léviathan.

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Post-script : « et, dis donc, qu’est-ce que tu penses des suites ? »

  • Hellbound (ou Les Ecorchés en Français) est une très honnête continuation. Même logiques narratives, même poésie noire, encore plus de violence. L’esthétique est à tomber et le film est fascinant, mais c’est vraiment dommage que le scénario soit assez mauvais. Larry devait y jouer un rôle assez important, et lorsque Andrew Robinson a refusé de revenir, le script s’est retrouvé avec des trous béants. Tout le dernier acte n’a ni queue ni tête, en fait. Un très bon film tout de même, quoique pas du tout à la hauteur de son prédécesseur.
  • Hell on Earth : un énorme plaisir coupable. Pas du tout un bon film, mais a quelques moments d’ambiance sublimes, et surtout, Doug Bradley n’est jamais meilleur – toutes ses meilleures scènes et ses répliques culte viennent de celui-là, qui n’est pourtant jamais qu’un slasher con comme cinq tonnes de briques.
  • Bloodline : bon petit film, malheureusement charcuté par les producteurs. Le script originel (en vente sur Amazon) était très bon. Reste un film fantastique assez recommandable, avec quelques bonnes idées et performances.
  • Inferno : mauvais, mais c’est rigolo de voir Scott Derrickson (Doctor Strange, Sinister, The Black Phone) faire un tout petit film pour commencer sa carrière. Les monstres sont très jolis, James Remar a un petit rôle très sympathique, le reste est dispensable.
  • Hellseeker : affreux. Non seulement c’est mauvais, mais en plus il se connecte aux premiers films, donc on ne peut même pas ignorer son impact sur la franchise.
  • Deader : un téléfilm médiocre. Vaguement intéressant (et même avec quelques bouts réussis) jusqu’à la fin, qui est incroyable de nullité.
  • Hellworld : un des pires films que j’ai jamais vu.
  • Revelations : le plus grand compliment que je peux lui faire, c’est qu’il est meilleur qu’Hellworld.
  • Judgement : je l’ai vu un soir, à trois heures du matin, pendant le COVID, bourré. Autant dire que mes souvenirs sont flous. Ils s’orientent néanmoins vers un « je ne comprends vraiment pas les gens qui l’ont trouvé meilleur que les quelques précédents ».

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Partie II: le reboot de David Bruckner.

EustaciusBingley
10

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Créée

le 23 oct. 2022

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