Première réalisation solo de David Lean, « Heureux mortels » montre encore une influence très importante du scénariste britannique Noël Coward, avec lequel il avait réalisé en 1942 « Ceux qui servent en mer ». Il n’est en effet pas évident de distinguer ici la patte du futur grand metteur en scène anglais tant le film se démarque avant tout par la qualité de son texte et la personnalité du génial auteur de « Brève rencontre ». C’est d’ailleurs à la fois la force et la faiblesse du film. D’un côté les situations aux traits jamais forcés sont plaisantes, chacun des personnages s’avérant justes, notamment grâce au naturel des acteurs. De plus, on y trouve un certain équilibre entre rires et larmes, loin du mélodrame misérabiliste ou des facilités du slapstick. Malheureusement, si l’on sait Coward capable de déployer des trésors d’ingéniosité, le génie de la plume reste ici dans l’ombre, toujours en deçà de ses capacités. De plus, le patriotisme légitimé par la fin de la guerre (le film a été tourné en 1944), s’accompagne d’un discours sur la famille parfois ronflant.
Le retour du soldat dans sa famille est alourdi par des bons sentiments, que l’on digère toutefois un peu grâce au caractère propre de chacun des membres de cette famille et de leur conception singulière du monde et de la politique. Mais alors que fait David Lean dans tout cela ? Se contente-il de faire du théâtre platement filmé comme le faisaient Robert Florey et beaucoup d'artisans du cinéma français dans les années 30 ? Si celui-ci n’en est pas à développer sa technique éblouissante et manifeste de réelles difficultés à s’émanciper de la forte dimension théâtrale, peu aidé il est vrai par un Technicolor aux antipodes de celui utilisé par Michael Powell à la même époque dans « Le Narcisse noir » et « Les Chaussons rouges », il garde un certain sens de l’esthétique grâce à une caméra élégante et quelques fulgurances (très beau travelling lors de la première incursion dans la demeure familiale), mais aussi une identité, comme lorsqu’il s’éloigne de la maison de ses héros pour nous évoquer subtilement la rapide montée du nazisme. Si, au final, « Heureux Mortels » échoue à atteindre les standards du dramaturge et ceux du futur réalisateur de « Lawrence d’Arabie », ce premier essai solo reste un témoignage intéressant d’une époque qui évite la caricature et refuse de négliger la dimension sociale que représente la famille du protagoniste. On aurait toutefois aimé être un peu plus intéressé par tout cela...