"Tu n'as rien vu à Hiroshima… Rien."
Les voies du cinéma sont impénétrables. Allez savoir pourquoi, parmi les films balisant les avancées cruciales de son langage, certains ont été accueillis avec le plus grand enthousiasme quand d’autres ont suscité de vives polémiques. Lorsqu’il sortit en 1941, le premier long-métrage d’Orson Welles, Citizen Kane, fut plébiscité par les critiques, qui s’accordèrent à y déceler une œuvre d’une exceptionnelle importance. Le public, lui, ne suivit pas. Près de vingt ans plus tard, celui d’Alain Resnais fut présenté hors compétition au Festival de Cannes, par crainte sans doute de déplaire aux Américains qui allaient lui faire un triomphe quelques semaines plus tard. Mais il y provoqua des réactions extrêmes, depuis l’enthousiasme délirant d’André Malraux, déclarant qu’il s’agissait du plus beau film qu’il ait jamais vu, jusqu’au dédain affiché de Marcel Achard. Il n’a cessé depuis de diviser les personnalités installées, tel Jacques Lourcelles qui voyait en Resnais "l’intellectuel le plus ennuyeux qui ait paru en son siècle" (la formule est restée célèbre). L’aura prestigieuse entourant cette œuvre rappelle pourtant qu’elle indiquait au septième art une route radicalement nouvelle, ni représentation du réel ni reconstruction du passé, mais cheminement des consciences à travers les images et les sons. Film-poème, film-cantate aux multiples connotations, Hiroshima mon Amour refusait la sécurité de la chronologie au profit d’une compréhension plus souterraine, délivrait le cinéma de l’entrave des conventions romanesques et secouait la léthargie d’une production figée dans l’académisme. Il affirmait enfin une foi fervente en l’homme universel, dégagé des préjugés et des barrières idéologiques.


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"Hiroshima. C'est ton nom. — C'est mon nom, oui. Ton nom à toi est Nevers. Nevers-en-France."
Hiroshima, été 1957. Venue tourner un film sur la paix, une jeune actrice française, à la veille de son retour chez elle, vit une aventure de rencontre avec un architecte japonais. Ils font l'amour, discutent, se retrouvent au milieu d'un défilé pacifiste, passent l'après-midi chez lui, tuent le temps dans un café, se séparent et se retrouvent au cabaret Le Casablanca. Errance dans la ville qui conduit à l'errance des mots et des souvenirs. La Française a aimé autrefois, à Nevers, la commune de son enfance, pendant l'Occupation, un soldat de la Wehrmacht. Tondue à la Libération par une petite bourgeoisie revancharde, recluse de force dans la cave de la maison familiale, vouée à la folie de l'enfermement, c'est ici, à Hiroshima, qu'elle peut verbaliser son traumatisme et raconter leur histoire à cet inconnu avec lequel "elle l'a trompé". Le temps d’une confidence, le temps d’en vivre, le temps d’en mourir. On ne saura jamais comment ils s’appellent, aussi les noms de villes deviennent-ils ceux des amants d'un jour. À quelques brèves exceptions près qui ont la particularité d'être en langue étrangère, tout le film repose sur les seules voix de ses comédiens, Emmanuelle Riva et Eiji Okada. Diction mate de l'une, phrasé découpant les syllabes de l'autre. Ce chant incantatoire à deux interprètes échappe à la tradition du dialogue. Le texte de Marguerite Duras, lui-même très musical dans sa construction, devient une sorte de récitatif apparentant les propos des protagonistes à une liturgie strophée, un offertoire érotique ou une litanie progressiste. On a souvent rapproché Hiroshima mon Amour des théories du Nouveau Roman, qui a tenté de cerner et de proposer des règles inédites pour la création littéraire, même si Duras ne s’est jamais revendiquée de ce courant. À la psychologie traditionnelle, il oppose l'opacité des êtres confrontés à un réseau d'objets, de lieux, de mots, qui deviennent les signifiants de récits desquels l'histoire s'évanouit. Il en va de même pour la Française et le Japonais, dont les paroles ne s'accrochent à aucune réalité qu'ils puissent partager, et dont l’aventure est le prétexte à essayer de formuler l'irracontable : l'horreur de la bombe, celle de la femme tondue, celle de l'amour perdu ou qui se perdra.


"Je vais rester à Hiroshima. Avec lui, chaque nuit."
Comme souvent, la quête des sources a cherché à trouver des modèles au film de Resnais. L'avant-dernière scène se déroulant dans le cabaret où échouent successivement les deux personnages n'a pas manqué de faire évoquer le Casablanca de Michael Curtiz : une histoire personnelle ne s'inscrit-elle pas, dans l'un et l'autre cas, au sein de la grande Histoire ? La déambulation de l'héroïne dans les rues de la ville japonaise a rappelé celle de l'Orphée de Jean Cocteau, tout en oubliant que les ruines ici sont surtout psychologiques et imaginaires. Hitchcock et son récent Vertigo ont aussi été suggérés pour la tentative de réappropriation d'un passé amoureux, sans observer qu'ici il s'agit moins de retrouver que d'oublier... Il n'importe : échos, citations, renvois gomment tous l'originalité du travail de pur cinéaste auquel s'attaque Resnais. Pur, c'est-à-dire précisément sans antécédents cinématographiques, même s’il n’est pas sans références littéraires. À la tragédie, au sens le plus classique du terme, Hiroshima mon Amour emprunte sa rigueur formelle et sa division en cinq "parties". Il lui emprunte également son unité de temps : les notations qui jalonnent le dialogue inscrivent l'histoire dans une stricte durée de vingt-quatre heures (la séquence d'ouverture se situe vers quatre heures du matin alors qu'à la fin, au café, le Japonais constate que le jour n'est pas encore levé). Il lui emprunte encore son unité de lieu, si l'on considère Hiroshima comme un lieu. Il lui emprunte enfin son unité d'action puisqu'il ne s'y déroule qu'une aventure amoureuse. Et comme dans la tragédie, les récits rétrospectifs (en particulier celui centré sur Nevers) permettent de respecter les unités tout en ouvrant l'écran à des espaces et des temps extérieurs. Espaces et temps qui, dans leurs irrémédiables confrontations, dessinent pour la Française un patient travail de récupération, de réappropriation, une longue quête d’identité et de son propre langage. Car l'accès à la vérité profonde qui gît sous les apparences passe d’abord par la maîtrise des mots. D'où ces monologues, intérieurs ou non, qui parsèment son discours et lui permettent "d'apprendre la durée exacte du temps" et d'arriver enfin à relater son ancienne romance avec le soldat allemand. Mais le contrôle du passé est pour elle matière à l’exorciser, à nier toute pertinence linéaire — ce que marque le brouillage temporel dans le discours et le décalage entre celui-ci et les images projetées sur l'écran au même instant.


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"Tu me tues. Tu me fais du bien..."
Comme dans la poésie ou la philosophie contemporaines, le retour aux choses mêmes est significatif. La caméra voit tout : le fer fondu par la déflagration, les verres de bière, les carrosseries des voitures, l’architecture d’après-guerre. Marguerite Duras souhaitait que le film s’introduise sur le développement du fameux champignon de Bikini, mais Resnais opta pour des images d’accouplement volontairement abstraites : une empreinte fossilisée, un dos d'homme caressé par les mains d'une femme dans la pénombre, des corps nus, en sueur, enlacés, couverts d’une poussière dorée et émergeant d’un bain pailleté. Cette séquence purement visuelle, véritable incipit romanesque, inscrit d'emblée Hiroshima mon Amour du côté de la fiction. Ainsi ce sera l'histoire de ce couple de hasard qui en formera la trame. Mais il faudra attendre quinze minutes, et la fin d’une longue série de photos de victimes de l’explosion nucléaire, de leurs mains estropiées, de leurs peaux calcinées, quelques plans descriptifs atteignant les hauteurs de l’allégorie, comme l’exploration d’un crâne pelé par les brûlures, puis des images de la ville dix ans après la catastrophe, avec ses artères de pierre et ses squelettes de bâtiments, pour que les visages des personnages principaux apparaissent enfin. L'intimité charnelle prend alors le dessus sur la réalité documentaire, avec une crudité troublante dans sa représentation physique et le vocabulaire employé par les deux amants pour se dire leur attirance. Les propos et les gestes deviennent ceux d'amoureux banals : rires, remarques tendres et sensuelles ("C'est fou ce que tu as une belle peau"), retour sur les circonstances de la rencontre, étreinte sous la douche. Le film affiche donc dès l'ouverture son rythme atypique : l'intrigue s'inscrit dans les interstices de l'Histoire et, tout en se déroulant au fil d'une journée, sera constamment phagocytée par les événements d'autrefois au point de brouiller l'identité du Japonais et la réalité du présent.


"Tu me donnes beaucoup l'envie d'aimer."
La femme et l’homme étant tous deux mariés et heureux en ménage, cette intrigue est également porteuse d’un scandale : comment oser raconter un adultère à Hiroshima, ville martyre entre toutes ? Et l’on découvrira, au fil des séquences, un autre scandale, propre à la Française : pourquoi raconter à cet amant passager son idylle d'autrefois dont elle ne semble toujours pas remise ? Même si chemine l'ébauche d'un possible avenir au-delà de l'aventure, la rencontre des deux personnages, parce qu'elle prend place en ce lieu précis, met en branle chez la Française tout un mécanisme de mémoire involontaire lié au nom même de la ville, à sa charge historique. Mémoire involontaire qui défie la mémoire apprise (les "on dit que", "l'Histoire dit que"...) ou commémorative (avec ces plans sur le musée ou sur une baraque à l'enseigne "Hiroshima Gifts"). Tout comme, par la juxtaposition d'images de Nevers de la fin de la guerre à l'Hiroshima d'aujourd'hui, la pertinence même des mots s'estompe : ainsi, lorsque dans la gare, le haut-parleur annonce "Hiroshima, Hiroshima", ce sont des images de Nevers que l’on voit. Autant d’associations paradoxales et d’oxymores déstabilisants, à la brutalité elliptique, mais dont la lecture attentive renseigne sur la nature des personnages. Ces effets de superposition ont d'abord pour objet de laisser le spectateur dans l'indécision. Que voit-on après la fermeture au noir qui clôt le générique ? Deux corps pétrifiés par la pluie atomique, comme le nom du titre peut le laisser supposer ? Deux corps qui s'abandonnent à leur chaleur et à leur désir comme l'apposition "mon amour" semble y inviter ? Ni l'un ni l'autre, et les deux à la fois : le fondu enchaîné entremêle d'emblée les deux fils de la narration. Le montage adopte parfaitement le point de vue intérieur de la Française sans jamais recourir à la caméra subjective : les images mentales s'imposent, fugitives, avec nulle autre logique que celle de leur arrivée. Et la parole seule leur donnera sens en les inscrivant dans une chronologie. Car Resnais ne sépare jamais les lieux : si l'action se déroule aujourd'hui et au Japon, elle se passe en même temps autrefois et en France. La longue scène au café, pendant laquelle l’héroïne raconte à son interlocuteur qui "ne peut pas imaginer Nevers" son amour allemand est autant un soliloque qu'un récit visuellement fragmenté. La parole, ici, permet aux images d'hier de trouver leur signification. Raconter, c'est ordonner, ranger, reconstruire, comprendre. C’est aussi favoriser l’éclosion du lien affectif dans cet univers vitrifié.


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"J’ai tout vu… Tout."
Resnais fait donc dialoguer la souffrance collective avec l’éphémère du sentiment et les blessures de la mémoire. Mais cette mémoire n'a pas pour objet de rendre présent le passé ; elle n'est que "d'une évidente nécessité", comme le dit l’héroïne, puisqu'elle permet l'oubli qui en est la corrosion. Oubli de la passion que l'on croyait immortelle, oubli de la douleur que l'on croyait infinie, oubli de la bombe qui n'existe plus que sur des pancartes de défilés grotesques. Et donc, possibilité de continuer à vivre, fût-ce à travers une aventure passagère. En suggérant cet espoir, en évoquant avec autant de tristesse que de douceur le cauchemar des dix mille soleils d’Hiroshima, cette ville qui fut le théâtre de l’extrême horreur mais qui est faite à présent à la taille de l’amour, le film dépasse la morale et fonde plus loin sa vérité. Il tend vers une réconciliation finale qui n’a rien d’humaniste ("nous sommes tous frères"), rien de spiritualiste (aucun recours à instance supérieure), mais qui reste courageusement à hauteur d’homme et du monde. Il bouleverse parce que l’extraordinaire modernité de son langage ouvre sur l’intimité des êtres, leur présence aux choses, leurs mélodies intérieures qui fonctionnent en écho de leurs inclinations, de leurs espérances ou de leur désarroi. La profonde beauté d’Hiroshima mon Amour est là, dans la fragilité magnifique d’Emmanuelle Riva, petite Française souriant tandis que son amant japonais prend son beau visage entre ses mains, dans sa voix qui ploie le texte et l’arrache au temps — avec elle, le champ du cinéma sonore s’élargit. Mais aussi dans son investigation respectueuse de l’âme des personnages, dans l’hébétement d’une renaissance au monde, dans la fascination-opium et sa déconstruction ésotérique, dans les images contrastées, insolites, envoûtantes, témoignant du goût jamais tari de l’auteur pour le surréalisme — et participant bien sûr d’une vision dialectique de la réalité. Images de cendres, de nuit et de lumière, à jamais associées à la puissance sidérale de cette œuvre unique.


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Thaddeus
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le 8 janv. 2024

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