Il serait vraiment dommage de déflorer plus que de raison le chef-d’œuvre de Leos Carax dans la critique accompagnant sa sortie dans les salles françaises. Peut-être reviendrons nous en détail sur Holy Motors lors de sa parution en DVD, moment plus propice à l’analyse en long, en large et en travers d’un film qu’on ne se privera certainement pas de décortiquer. Car il faut bien le dire, le nouveau Carax (Les Amants du Pont-Neuf, Tokyo!) est un tel coup de massue qu’on ne comprend pas bien pourquoi Moretti ne l’a pas récompensé cette année au Festival de Cannes (surtout face au décevant La Part des Anges…). C’est l’impression d’avoir découvert un nouveau 2001 qui prédomine en sortie de projo. Le sentiment d’avoir vu un film éternel, une déclaration d’amour étourdissante au Cinéma, l’œuvre la plus originale et novatrice de ce début de décennie, et sûrement déjà l’un des plus grands films des années 2010.
Denis Lavant impressionne en interprétant pas moins de onze personnages (dont Merde) qui lui permettent de faire l’étalage de son talent unique, d’un pastiche de Charles Chaplin à un lointain descendant de Lon Chaney. Hommage au septième art, certes, mais aussi réflexion sur un médium qui semble vivre ses derniers instants, ou sinon s’apprête à changer de peau. Abandon de la pellicule, remakes qui viennent dévorer les originaux, multiplication des froides sessions de motion-capture (pourtant une réelle avancée)… Holy Motors met en scène le Cinéma de ses origines à maintenant, époque où le box-office a pris le dessus sur l’Art et où les producteurs ne cultivent plus du tout l’amour du risque.
Il fait nuit, en plein Paris. La limousine qui trimballe le héros d’un rendez-vous à l’autre avance à son rythme. Ambiance horrifique. On se croirait dans Night of the Living-Dead lorsque soudain l‘image se détériore, se « pixelise », comme si le numérique était l’échos d’outre-tombe d’un Cinéma artisanal mille fois plus vivant que celui qui inonde les multiplexes tous les mercredis. « La beauté, on dit qu’elle est dans l’œil. Dans l’œil de celui qui regarde », nous dit Holy Motors, se rappelant d’un temps où le public ne venait pas au cinéma simplement pour bouffer du pop-corn et faire son marché, mais aussi et surtout pour vivre une aventure. L’échange entre l’œuvre et le spectateur y passait par la curiosité, la perspicacité et l’émerveillement. Des qualités que celui qui entre dans la salle de ce nouveau Carax se doit absolument de posséder, ou au pire d’apprendre à posséder avec ce film.
Holy Motors n’est pas vraiment élitiste. Dès sa première séquence il invite le spectateur à expérimenter le film et la salle de cinéma, lieu de l’imprévu, du mystère, du danger, de la découverte. Nostalgique, Carax veut croire en un retour aux origines (le final et l’émouvante chanson de Kylie Minogue sont assez clairs à ce sujet), en un renouveau du spectateur, en une rééducation à l’image. À l’ère du numérique et des écrans publicitaires par millions, le facteur humain semble s’être perdu quelque part. Le réalisateur de Pola X continue le combat, et s’il n’est pas sûr de l’emporter, il le fait au moins « pour la beauté du geste ».
Passionnant de bout en bout, superbement interprété et chorégraphié, Holy Motors est aussi une merveille de mise en scène qui malheureusement risque de n’attirer en salles que les cinéphiles déjà acquis à sa cause. Pourquoi ? Parce que les autres ne savent peut-être même pas qu’il existe, ou craignent une œuvre trop sophistiquée à leur goût (mais est-ce vraiment là leur goût ou celui qu’on leur dicte ?). Si vous êtes de ceux-là, on ne saurait trop vous conseiller de sauter le pas, ce film pourrait être une révélation. Pour les autres, allez-y dès que vous avez fini votre petit tour quotidien sur SensCritique, vous allez vous prendre une baffe monumentale et vous allez aimez ça ! Chef-d’œuvre absolu !