De la boue (Il est difficile d'être un dieu)
Regarder « Il est difficile d’être un dieu », c’est être trainé et même enfoncé dans la boue et les déjections, c’est être piétiné par les gueux qui peuplent ces images, c’est être rongé par la vermine qui grouille dans ses recoins… C’est être suffoqué par la promiscuité imposée par la caméra avec ce monde et ces personnages : le film est une suite de plans-séquences saturés au plus haut point de détails, dans tous les espaces du champ, aussi bien à l’avant-plan qu’à l’arrière-plan – c’est assurément la mise en scène la plus baroque qui soit. Regarder « Il est difficile d’être un dieu » est une expérience très forte, qui donne la nausée par sa densité insupportable, mais provoque aussi de vrais moments d’euphorie lorsqu’on essaye de loin en loin de s’extraire de ce chaos épouvantable et que l’on se rend compte que l’ampleur de cette œuvre est si démesurée qu’elle est insaisissable…
Regarder « Il est difficile d’être un dieu », c’est enfin s’approcher de la folie de réalisateur-démiurge, Alexeï Guerman, qui s’est battu jusqu’à sa mort avec son équipe technique pour imposer cette vision qu’il portait en lui à l’écran. C’est ce combat qui transpire de chaque image du film qui le rend si fascinant. L’obstination suicidaire d’un réalisateur à créer une œuvre inédite. Si tel était l’objectif de Guerman, la réussite est incontestable : ce film ne ressemble à rien de connu, et plus fort encore – l’avenir le confirmera – le film ne ressemblera à rien de connu, car on imagine mal un autre réalisateur s’engouffrer dans un tel sillage. Parce qu’il est impossible de le dater en le regardant, « Il est difficile d’être un dieu » est une œuvre atemporelle – donc éternelle ? Une étoile noire et isolée dans la galaxie du cinéma.