La locomotive s’arrête en gare, station terminus, dernière escale avant la vastitude des contrées sauvages où les pionniers se sont octroyés leurs lopins de terre. Vêtue de dentelle noire, coiffée d’un chapeau feutre, une voyageuse sort la tête du wagon, en descend avec une grâce naturelle exempte de préciosité aristocratique. Au beau milieu de l’effervescence des passagers et des bagages, la caméra n’a soudain d’yeux que pour elle. Qualifier de sublime cette apparition serait encore insuffisant, car la jeune femme n’est autre que Claudia bellissima Cardinale — la plus somptueuse et désirable actrice ayant jamais illuminé un écran de cinéma. Mais personne n’est là pour l’accueillir et bientôt, tandis qu’il ne reste plus qu’elle et ses deux porteurs de valises sur le quai encombré de sacs et de barils, son visage souriant se laisse gagner par une expression d’inquiétude. Un coup d’œil sur l’horloge de la station, un autre sur sa montre à gousset. Les premières notes retentissent, douces, tristes, poignantes. Après une ultime hésitation, elle s’avance vers le bâtiment, y entre pour s’enquérir de la situation, s’entretient avec deux employés du chemin de fer qui lui indiquent où se rendre d’un signe de la main. Et tandis que la musique s’élève en majesté, la caméra restée à l’extérieur fait de même : à la faveur d’un splendide travelling vertical, elle surplombe le toit et dévoile, en une fulgurante expansion du cadre, l’activité bourdonnante d’une bourgade située aux portes de la vallée. L’adagio morriconien explose de lyrisme, emporte dans sa crue les visions de la citadine montée sur un coche. Regard à droite, telle échoppe pittoresque, regard à gauche, tel carrefour où le piétinement des chevaux fait jaillir un nuage de poussière. L’emballement des cordes et des chœurs féminins, la fièvre invraisemblable des images, l’ampleur d’une mise en scène qui enracine un destin individuel dans la marche d’une nation naissante, tout concourt à une forme d’exultation épiphanique, d’émerveillement absolu. De toute l’histoire du cinéma, il n’existe pas dix séquences qui soient aussi belles que celle-ci.


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Ornementation et lenteur, telle est l’association canonique de cette œuvre de sensation pure où le caractère de bien des personnages se résume à leur cynisme, parfois à leur sadisme, au hiératisme de leurs postures, de ce suspense contemplatif et hypnotique où aucune psychologie ne se développe réellement mais où une véritable dialectique du regard impose ses lois. Que la scène soit muette ou parlée, la tension repose sur la répétition rythmique d’un chapelet de visages burinés mais plats comme des images. Cet arasement de la figure humaine se retrouve dans l’emploi de silhouettes marmoréennes, tels ces longs manteaux qui semblent découpés dans du carton et posés sur un paysage sans limites grâce à la profondeur de champ. L’Ouest de Leone est un monde immobile, statufié, suspendu dans une torpeur magnétique. Les héros se déploient au sein d’une géographie qui ne correspond plus à celle du western classique : le pistolero et son colt sont plus grands que les montagnes qui les entourent. Même lorsque l’auteur rend hommage dans un élan emphatique au décor fordien (Monument Valley), il s’empresse d’enfermer les individus dans un relais de diligence, là où les lignes de la dramaturgie s’exposent. Le lieu devient un théâtre d’ombres qui voit les protagonistes se jauger tels des spectres, s’affronter à coup de phrases lapidaires ou de longs silences énigmatiques. Lors des règlements de comptes, les adversaires sont enfermés dans des endroits clos, des cercles (église, aire de battage à grains, cimetière). À force de distorsion, le temps provoque un basculement de la réalité au mythe, et le geste n’acquiert un sens parce qu’il rejoue des actions primordiales, des situations archétypiques du genre.


Dès la première séquence, l’auteur livre les clés et l’abrégé de son art, le reprend exactement là où le duel final du long-métrage précédent l’avait laissé. Les secondes s’écoulent comme dans un sablier, le cadre pétrifie la matérialité des objets et des trognes patibulaires, la géométrie parfaite joue sur trois silhouettes, définies chacune dans une position bien particulière (bruit régulier d’une goutte tombant sur un Stetson, bourdonnement d’une mouche finalement prise au piège d’un canon de revolver, grincements d’un rocking chair trouant le silence), tout comme plus tard trois fois la cantate s’élèvera, trois fois Frank apparaîtra dans la mémoire d’Harmonica. Il faut bien mesurer la fascination dionysiaque exercée par cet extraordinaire maniérisme. Le pivotement à quatre-vingt dix degrés sur Claudia Cardinale et Henry Fonda au lit est de ces effets capables d’évaporer toutes les querelles, toutes les divergences théoriques dans une commune explosion d’allégresse et d’admiration. En un instant, l’artiste fait partager son excitation pour sa propre invention, et le spectateur embarque avec lui pour un voyage à l’intérieur d’un territoire mental totalement neuf. Si l’on avait déjà vu ce mouvement de caméra, ce devait être dans 2001 : L’Odyssée de l’Espace, la seule œuvre à avoir exercé sur le septième art américain des années soixante-dix une influence similaire à celle de Leone. À l’instar de Kubrick, le réalisateur italien a créé un cinéma qui ne critique pas la tradition dont il est issu mais se présente au contraire comme une forme spéculative tentant de se libérer de son joug afin d’explorer les nouveaux univers qu’il invente à mesure. Un monde irréel et fantastique, produit de toutes pièces dans le désert espagnol et qui n’existe qu’en pellicule ; un monde où la grammaire et le lexique du western se trouvent systématiquement dégradés pour le seul plaisir de découvrir des lois narratives jusque là inconnues, des relations spatiales quasi hallucinogènes (coupes et travellings allant du gros plan au plan d’ensemble, et dans les deux sens) ainsi que des théorèmes moraux radicalement inédits.


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Au cinéma militant, Il était une fois dans l’Ouest apparut longtemps déficient, comme manquant de scientificité. C’est qu’il faut, pour en dégager la signification idéologique, faire jouer l’alchimie entre trois éléments. L’un est la base matérielle d’un évènement, en l’occurrence le rattachement ferroviaire des deux côtes américaines, dont la vérité historique est entièrement travestie, indifférente au fond à la manière dont les choses se firent vraiment. Le deuxième, qui se cogne contre le premier, réside dans la somme des trajectoires des protagonistes. Le troisième est externe et consiste en la conscience lucide du public à l’égard du spectacle qui lui est donné. L’objectivité du cinéma de Leone se perd d’abord dans l’entente des deux premiers, mais se retrouve finalement grâce au dialogue démystificateur qu’il entretient avec la mémoire politique du spectateur. C’est le cas par excellence du casting : ainsi le personnage d’Henry Fonda ne prend son plein sens que si en même que temps que Frank, impavide tueur d’enfants, l’audience conserve à l’esprit l’image du jeune Lincoln et de Watt Earp, si constitutive des idéaux fondateurs de l’identité américaine. L’exaspération esthétique à laquelle le film est soumis serait au fond incompréhensible, comme une cathédrale dans le désert, si derrière des histoires de temps et de lieux lointains ne se formulait une ardeur extrêmement passionnelle. Le très fameux thème à l’harmonica en porte toute la rhétorique, expression d’une plainte douloureuse, d’une blessure obsédante qui hante le passé d’Harmonica et exacerbe la tension dramatique. Selon les propres mots de Sergio Leone, le rythme du long-métrage cherche à évoquer les derniers râles d’un mourant. C’est dire à quel point cette création est composée à la manière d’un requiem, à quel point l’étirement extrême du temps, la solennité des postures, l’engourdissement lancinant dans lequel il s’étourdit procurent le sentiment d’un monde en état avancé d’extinction.


Cinq personnages en structurent les enjeux avec une clarté allégorique n’altérant jamais leur qualité d’émotion. Produit d’un capitalisme destructeur et extensif, Morton représente un pouvoir corrompu que son infirmité visualise jusqu’à la pourriture. Blessé mortellement, il regarde une marine, croit entendre le bruit des vagues et utilise ses dernières forces pour aller agoniser près d’un ruisseau. Au cours de l’action, il avance tel un escargot traînant sa coquille et laissant derrière lui la trace de ses béquilles, comme deux rails brillants. Son projet résume à lui seul la transformation du vieil Ouest au cours du XIXème siècle. Les êtres sont sommés de se diviser en deux catégories : ceux qui s’y intègrent et survivent, ceux qui la refusent et ne peuvent que disparaître. Cheyenne est un bandit débonnaire dont l’insouciance ne cadre plus avec cet univers mécanique. Il en a pleinement conscience et c’est pourquoi, tout en demeurant hors de l’entreprise collective, il demande à ses hommes de mettre en chantier le village dont McBain rêvait. Crapule irrécupérable, chef de gang sans foi ni loi, Frank est la personnification d’une violence sauvage mise au service des plus forts, l’agent d’une loi du talion qui croit pouvoir tirer profit de cette nouvelle distribution des cartes. Harmonica est quant à lui un étranger portant le poids du pistolero laconique popularisé par la trilogie des dollars, un ange exterminateur animé par un désir de vengeance qu’il cultive au dépend de la justice institutionnalisée, une sorte d’entité abstraite que le goût du silence et de la réclusion rejettent hors de la communauté des hommes. Significatif est, au terme du récit, le travelling circulaire où s’active la fourmilière des travailleurs et dont il s’éloigne peu à peu. Jill McBain, enfin, est l’héroïne éclatante de sensualité, de générosité et de rayonnement physique autour de qui s’articule l’histoire. Elle laisse dans les bouges de Bourbon Street à La Nouvelle Orléans son passé de prostituée et n’hésite pas à braver tous les dangers pour faire vivre son commerce et assurer sa place dans un monde nouveau. C’est par rapport à elle que se définissent les trois hors-la-loi, le bon (Harmonica) lui demandant de l’eau, la brute (Frank) de l’argent et le truand (Cheyenne) du café. Veuve indépendante et régénérée se délestant de son ancien mode de vie, elle est la putain devenue madone, le soleil irradiant de ce chant funèbre, la seule à réussir triomphalement sa mutation. Les autres périssent après avoir perdu leurs sbires tandis que perdure le collectif. De l’aveu même de Frank, l’avenir ne les intéresse plus, ni la terre, ni la fortune, ni la femme.


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Il y a chez le cinéaste, en même temps qu’un sens crépusculaire de l’érosion et de la dissolution, le goût du travail qui se fait. Entre le hêtre choisi par McBain pour bâtir et le néant que tente Cheyenne et d’autres, le récit balance. En choisissant comme toile de fond l’épopée du rail, le cinéaste renoue avec un folklore qui connut ses heures de gloire. Il filme minutieusement ces poseurs de traverse et de poteaux télégraphiques travaillant le long du ballast, ces blanchisseries chinoises qui auraient plu à Sternberg, ces boutiques sombres regorgeant de victuailles, ces photographes dérangés dans leur travail qui fixent pour l’éternité, à l’instar de Charles Savage, une étape héroïque de la conquête de l’Ouest. Sans doute ne faut-il lire à travers ce flamboyant système d’antithèses, de renversements et d’analogies qu’un conflit entre la conscience aigüe de l’altérité qui obsède cette époque et son impuissance à la concevoir autrement que sous les espèces d’une identité pervertie ou masquée. Du baroque on retrouve la dilatation du récit, l’attente génératrice de crispation ou de délectation, le gonflement de l’intérieur, le goût fabuleux des détails, les ruptures et transitions foudroyantes, l’insertion de plusieurs intrigues entrecroisées dans la trame principale, selon une méthode chère au picaresque. Longtemps la polémique fit rage pour estimer le caractère critique ou non de Leone en tant que cinéaste, pour juger de sa place, de son apport, de sa valeur culturelle au sein d’un genre et, plus généralement, d’un art tout entier. Ces débats sont révolus. L’Histoire pour lui n’est qu’un espace totalement distinct de la fiction, devant lequel celle-ci meurt et se replie comme une queue de paon une fois déployées ses splendeurs et ses vanités. L’auteur convoque une part d’imaginaire justifiant le recours à cette forme opératique dont il est le prince alchimiste et dont découlent une envergure, un souffle grandioses. Aucune réserve ne saurait écorner l’aura générée par les images envoûtantes dont la fresque se tisse : les yeux azur de Frank-Fonda, zébrés d’éclairs lorsqu’il réalise soudain l’identité de son ennemi, le sourire heureux de Cheyenne-Robards tandis qu’il accueille sereinement la mort, la lanterne éclairant d’une lueur fantasmatique le visage félin d’Harmonica-Bronson, tapi dans l’obscurité d’une taverne, ou bien encore, clôture inoubliable, la marche fière de Jill-Claudia, frémissante, charnelle, magnifique, s’en allant désaltérer les ouvriers qui s’affairent par dizaines. La mythologie de l’Ouest n’est plus, mais cet oratorio élégiaque l’aura couronnée d’un diadème d’immortalité.


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le 3 juil. 2012

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Thaddeus

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