Le titre Il était une fois en Anatolie renferme trois éléments sur lesquels Ceylan bâti son film. Un film qui raconterait une histoire, plutôt des histoires, à travers chaque personnage et chaque portion de paysage. Tous ces fragments épars, mis bout à bout ou non, écrivent à leur tour une autre histoire, celle de l'Anatolie, plus précisément la vision du cinéaste sur cette région de la Turquie.
La structure du titre évoque également Sergio Leone, que Ceylan cite en se réappropriant des figures de style, le visage-paysage notamment, un choix de mise en scène construit sur la durée des plans, l'étirement du temps, un ton à la fois mélancolique et bouffon, mais également une notion de western.
Anatolie est tout d'abord un film de genre, western et/ou film noir, Ceylan distordant certes les codes et parvenant à aller au-delà de l'exercice de style, mais dans sa construction et sa narration lues au premier degré, c'est ce que le film est avant tout.
Un meurtrier tente de guider une équipe de policiers vers l'endroit où il a enterré le corps de sa victime.
Cette histoire de départ, simple, noire, un peu absurde, est le premier élément narratif qui va permettre d'en faire naitre ou d'en aimanter d'autres.
Dans sa construction le film est scindé en deux parties, une nocturne qui correspond à la recherche du cadavre, et une diurne qui met en lumière les évènements passés.
La première partie confine à l'abstraction et tout est question de lumières, de mouvements, de motifs. C'est le ballet inquiet et inquiétant de trois voitures roulant dans des paysages de steppes vallonnés. Trois voitures perdues, à la recherche d'un mort, d'un corps introuvable dans l'immensité des champs. Trois voitures dont l'errance absurde et mélancolique semble toutefois cernée par l'étroitesse de la route et la densité de l'obscurité qui donnent à l'atmosphère un côté étouffant.
Les phares, ces faisceaux lumineux qui éblouissent et transpercent la noirceur de la nuit, bouleversent la tranquillité des lieux mais ne parviennent pas à éclairer le mystère. Ce sont des appels à l'aide, ces trois voitures sont en détresse. La lumière comme élément d'espoir mais également comme source de mystère (lumière des phares, des torches, de la bougie de la jeune paysanne).
D'une certaine manière ces trois corps métalliques en mouvement qui arpentent le plan ne sont pas si éloignés des trois rois mages du Chant des oiseaux d'Albert Serra. Même utilisation de la profondeur, même façon d'épouser par le déplacement la géographie des lieux, il y a également une ressemblance dans le regard adopté par les deux cinéastes, un peu interrogateur, un peu ironique, mais constamment touchant et humain.
De ces longs déplacements, hypnotiques et fascinants, découle une impression de perte de repères spatiaux et temporels. Pourtant des indications nous sont de temps en temps données sur les lieux et les heures de l'action. Des villages sont évoqués comme étant un peu partout autour, mais l'on ne voit qu'une route sinueuse perdue, des heures sont signalées mais on ne voit que la nuit dévorant les personnages.
Noir de la nuit, lumière des phares, cadavre introuvable et histoires donc.
Les histoires que racontent les paysages, les éléments, les objets, tous porteurs d'une narration, que ce soit la course poétique d'une pomme qui roule vers un ruisseau ou l'apparition effroyable, déclenchée par un éclair, d'un rocher sculpté en forme de visage.
Des histoires que se racontent les personnages entre eux, parfois drôles et burlesques, parfois philosophiques, légères ou sérieuses, banales ou intimes. On parle de yaourt, de prostate, de femme morte, d'amour fané, de mur de cimetière,...L'histoire de ce qu'ils racontent mais également l'histoire de ce qu'ils sont, de ce que leurs corps, leurs visages et leurs actions laissent transparaître. Ces hommes, meurtriers, policiers, commissaire, docteur, procureur, paysans, ont tous quelque chose à dire, qu'ils parlent ou non. Ces hommes provenant entre autre de classes sociales différentes racontent ainsi la société turque actuelle, constat social, humain et politique.
Ceylan peint ses cadres en leur donnant un aspect onirique et fantastique. On est dans un western, dans un film noir mais on est également dans un conte. Un conte parsemé d'images belles et mystérieuses (le rocher sculpté, l'apparition angélique de la paysanne,..), et de sons étranges (champs caressés par le vent, aboiements de chiens).
Conte aussi car cette recherche physique d'un cadavre qui apparaît petit à petit comme un McGuffin, se couvre de la quête intérieure, métaphysique et de l'errance psychologique de chaque personnage. Chacun cherche son mort, son mystère enfoui dans la noirceur insondable de la nuit. Ceylan s'interrogeant sur l'âme humaine, ses incertitudes, ses regrets, ses désirs cachés.
De Leone Ceylan retient le visage-paysage. En effet si le premier plan s'ouvre sur un large paysage de steppes, il se referme sur un très gros plan sur le visage du docteur. D'une certaine manière le film est construit comme un long zoom avant débutant sur un mystère dissimulé dans les champs pour finir sur un ce visage, sourire en coin et empreint d'une grande tristesse, visage renfermant lui-aussi son mystère.
A l'image de la dernière scène, il dissèque. A l'image de la dernière scène, on entend mais on ne voit pas. Ainsi on garde en tête l'effet, tout l'habillage fascinant de la première partie tout comme l'écoute déplaisante des os découpés du cadavre. Mais comme le hors champs de cette dernière scène, on ne voit pas les entrailles.
Ceylan reste relativement en surface, ne creuse jamais réellement son propos et la psychologie de ses personnages, la rendent abstraite, mystérieuse. Mais cet aspect là peut aussi donner un côté un peu poseur au film.
Ainsi la seconde partie, éclairant la première (dans tous les sens du terme) plus explicative apparaît aussi un peu trop chargée et lourde psychologiquement.
De son postulat de série B, des hommes, un but, une action, Ceylan construit donc autre chose. Il habille cette fausse épure narrative avec des habits (des déguisements ?) psychologiques. Peut être par peur du vide il tente de remplir des corps tout comme il remplissait ses cadres de paysages. Cet aspect là du film ne fonctionne pas totalement, et plutôt que densité et richesse intérieure, le film laisse par endroits apparaître son maquillage, un peu posé, un peu grossier.
Malgré ça, peut être aussi grâce à ça, le film reste magnifique et fascinant.
Teklow13
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le 13 févr. 2012

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Teklow13

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