Paul Thomas Anderson est un cinéaste rare. Sept films seulement en vingt ans de carrière, ce n’est pas énorme – chacun de ses nouveaux volets apparait donc comme un véritable petit évènement dans la sphère cinéphile. En adaptant cette fois-ci le roman Vice caché de Thomas Pynchon, le metteur en scène semble en tout cas prouver une chose : il sait se réinventer à chaque nouveau long-métrage, tout en conservant une cohérence remarquable au sein de sa filmographie. Ses œuvres semblent se répondre, comme fonctionnant par paires ou par trios. Pourtant Inherent Vice possède bel et bien une saveur particulière : on est bien loin de l’ampleur écrasante de There Will Be Blood ou des errements métaphysiques de Magnolia – le nouveau Anderson est foncièrement plus léger sans être aussi anecdotique qu’un Punch-Drunk Love.
C’est presque un exercice formel que nous propose le réalisateur – trip psychédélique de deux heures et demi déballant références à foison, pastiche bordélique qui renvoie dans sa narration directement à l’époque dépeinte, mais il ne faut cependant pas limiter Inherent Vice à son audace scénique. Paul Thomas Anderson n’a jamais été un cinéaste premier degré, ce nouveau film ne l’est pas non plus : véritable portrait d’une époque, prisonnière de ses rêves et de ses guerres, Inherent Vice agit comme un témoin du Vietnam et de l’ère Nixon, de ses blessures, de ses affres, de ses acteurs. Peinture douce-amère du déclin du mouvement hippie post-Charles Manson, il y a un certain pessimisme ambiant qui plane dans l’action : ce doute existentialiste et ces questionnements profonds étouffés entre deux joints.
Il ne faut pourtant pas se méprendre : si la démarche d’Inherent Vice est très sérieuse, le film l’est beaucoup moins, enchaînant répliques absurdes, motifs kafkaïens et actes d’idiots. Les scènes sont très écrites, très longues – tout se joue dans l’art du dialogue, et de sa mise en lumière. Anderson s’amuse plus que jamais avec les hors-champs, chaque scène est un objet d’analyse incroyable quand elle n’est pas un plan-séquence techniquement impressionnant. Formidable directeur d’acteurs, il magnifie le duo improbable de Joaquin Phoenix et Josh Brolin, qui occultent à eux deux tous les seconds rôles prestigieux qui, en général, n’ont que malheureusement peu d’épaisseur.
On ressort d’Inherent Vice esseulé. On enchaîne avec une aisance ébranlante des fous-rires de cinq minutes et un ennui poli devant une rythmique anormalement décousue. On est loin d’être face au meilleur film de son réalisateur, mais on en retiendra une chose très importante : loin de se reposer sur ses lauriers durement acquis, Paul Thomas Anderson expérimente, repousse ses frontières, adapte son style à des thématiques et à des effets autour desquels on ne l’aurait pas imaginé rôder. Brillement imparfait et parfaitement ridicule. Déjà culte.