Into the Abyss
7.5
Into the Abyss

Documentaire de Werner Herzog (2011)

"No sir, I don't ... nobody has right to take another life"

Avec son documentaire Into the Abyss, c’est dans les abysses, les abîmes, des couloirs de la mort, dans une chute vertigineuse, lente et désespérée que nous jette Werner Herzog.


Non content de réaliser un documentaire comme un autre sur la peine de mort, Herzog fait plus; nous voilà tout autant projetés dans une fresque de l’Amérique profonde, de la mort procédurière, de la haine, la violence et tout ce que l’homme a de plus sombre et violent en lui, et de sa bêtise, de son absurdité intrinsèques qui le font aussi représentant d’émotions le rendant profondément touchant et quelques fois absolument terrifiant.


Tout d'abord, le film puise une partie de sa force dans sa manière de traiter son sujet en suivant chronologiquement un fait divers sordide jusqu'à son issue sans pareille; pendant près de deux heures, Herzog retrace cette histoire, après un prologue constitué de son entretien avec le révérend Richard Lopez qui, en mentionnant son métier dresse déjà les premières pierres d'un puissant réquisitoire contre la peine capitale en évoquant par exemple ces croix aux seuls numéros gravés en guise d'identification marquant les sépultures de ceux dont les familles n'auront pas même voulu récupérer les dépouilles, ou bien en narrant sa simple rencontre avec un écureuil sur un terrain de golf qui lui rappelle tout à la fois son incapacité à sauver ceux dont il accompagne les derniers souffles ainsi que la préciosité de la vie, qui est la création, qui est Dieu; il en va là de la loi divine.


Cette chronologie en elle-même parcourt autant le crime en lui-même que les témoignages des victimes secondaires ayant perdu un ou plusieurs proches dans cet évènement sanglant, des citoyens de la ville, des proches des tueurs ou encore d'un officier de l'administration pénitentiaire.


Et ici, au delà de la narration-même de ce fait divers et des éléments connexes, une chose ressort en grand pour former une masse fascinante, impressionnante; l'humain.


En effet, Werner Herzog nous dresse avant tout le portrait de deux individus, deux tueurs bientôt écrasés par le poids d'une aura monstrueuse construite à l'aide du récit du crime appuyé par l'ensemble des images de la police criminelle, qui soutenues par une manière de filmer presque amatrice, renforcent un sentiment de malaise, de stupeur et d'horreur face au massacre perpétré par les deux meurtriers.


Le témoignage des proches des victimes déchirés par des pertes irréparables contribuent également à l'édification de ce voile pourpre cauchemardesque autour des deux assassins qui ne sont déjà plus homme.


Et puis, on les voit ces deux bourreaux dont l'un est promis à la mort et le second à la prison à perpétuité. On les voit et on est dérangé. On est dérangé parce qu'ils n'apparaissent pas si effrayant que ça. Ils sont perdus, ou fous ? Ils se clament innocents et pour l'un, Michael Perry, lui qui est condamné à mort, c'est presque de la pitié que l'on vient à ressentir alors que l'homme est responsable du trépas de trois de ses semblables; lui qui défend son innocence mais qu'on ne peut également pas comprendre vraiment; il connait la date de sa mort qui aura lieu dans huit jours et est conscient de l'infamie que constitue sa mise à mort par la peine capitale déclarant même lors de ses dernières paroles, en pleurant, "I want to start off by saying to everyone know that's involved in this atrocity that they are all forgiven by me".


Et finalement, aussi paradoxal cela puisse paraître, c'est la proche des victimes qui assiste à l'injection létale, lui procurant un sentiment de libération et quelque part de joie, qui apparaît comme monstrueuse, validant malgré elle le meurtre d'un homme.


Tout le tragique de ces éléments permettent de dresser ce tragique propre à l'homme également marqué par la dualité inhérente à sa condition.


En effet, une grande duplicité intrinsèque à l'homme se dégage alors des individus apparaissant à l'écran, duplicité que nous ressentons nous-même en tant que spectateurs face au spectacle horrible des hommes, cette grande duplicité qui fait de l'humain une créature absolument terrifiante et pourtant profondément touchante; il en va là de la loi du genre humain et de la condition humaine.


Et c'est ainsi qu'Herzog fait triompher son réquisitoire contre le peine capitale et finalement son plaidoyer pour la vie.


Et puis cette duplicité est appuyée et renforcée par le tableau de mœurs de la société dans laquelle s'inscrivent l'ensemble des acteurs; les portes d'un milieu social texan inséré dans l'Amérique profonde délaissée et abandonnée nous sont ouvertes et nous découvrons alors pauvreté, illettrisme, acculturation et tout un ensemble d'éléments faisant baigner les individus dans une misère sociale telle qu'elle favorise certains à sombrer dans les larcins et le banditisme; c'est ainsi que l'homme condamné à mort a fui le logis familial pour se retrouver à la rue avant d'être recueilli par un compagnon d'infortune qui le sera jusque dans le sang.

Ainsi, en livrant cette fresque d'un pays, de l'inégalité des classes sociales, d'une réalité, de cette réalité, Herzog nous fait entrevoir un autre cruel mécanisme; il en va là de la loi sociale, de la loi tacite.


Il y’a la loi écrite et il y a la loi tacite. Toutes deux aussi absurdes l'une que l'autre, elles portent des conséquences destructrices sans pareilles.


En effet, après le triple meurtre, il y en a un dernier, procédurier, administratif, permis par la loi; l'injection létale pratiquée sur le bourreau par d'autres en tenue d'officiers de l'administration pénitentiaires; il en va là de l'absurde loi écrite. Loi écrite s'établissant dans une procédure sordide au possible; ce document sur lequel sont reportés l'heure de sortie de cellule, de sanglage sur le brancard, de l'installation de la solution, des dernières paroles, du commencement et de la fin de l'injection de la dose léthale et finalement, implacablement et immuablement, de la mort prononcée signe et souligne davantage l'abomination absolue de cette mort donnée par Thémis.


Le dernier homme interrogé est par ailleurs un ancien membre de l’administration pénitentiaire abattu par la sombre besogne qu'il eut à conduire plusieurs années durant, qui, ayant pris conscience du caractère inhumain de la tâche qui lui était demandée, déclare en ces termes "No sir, I don't ... nobody has right to take another life. I don't care if it's the law", plaçant ainsi la vie au dessus de tout, au dessus de toute loi, au dessus de tout texte, appuyant sa supériorité sur tout. L'épilogue est ainsi formidable dans la manière avec laquelle il redonne à voir la perspective lumineuse et fourmillante de la vie après un long moment de ténèbres, en évoquant par exemple l'enfant que le détenu et sa compagne auront ou bien en concluant sur les paroles du même officier cité plus haut décrivant par le comportement des oiseaux ce qu'il conçoit comme étant la vie.


En somme, Herzog ne pouvait rêver meilleur réquisitoire contre la peine de mort et meilleur plaidoyer pour la vie que celui qu'il a réalisé en 2011 érigeant ainsi comme une sorte de Dernier Jour d'un Condamné moderne tout en livrant un tableau de mœurs induit d'une frange des États-Unis ainsi qu'en faisant poindre cette idée qu'éternellement, l'homme souille la création divine, ou en tout cas est le seul responsable de la destruction de ce qu'il a de plus précieux; le miracle de sa vie et de son existence. "Les bêtes sont au bon Dieu; mais la bêtise est à l'homme" disait Hugo dans ses Contemplations.


9/10 pour le cinéma et la vie.

Big-Brother
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le 29 août 2023

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