À l’instar de Juwon, je me suis toujours demandé quelles étaient ces grosses boules herbeuses souvent nichées dans les arbres des villes, sans jamais m’être vraiment penché sur la question. Peut-être parce que j’aime bien les voir souvent sans savoir ce que c’est… Histoire de continuer l’intrigue et les nouvelles perspectives, faire varier un peu. Mais si mon corps était un arbre, alors, je te l’assure, le cinéma Hong Sang-soo serait mes boules. D’ailleurs, même si d’apparence cela n’a rien à voir, « Introduction » est peut-être le plus minimaliste de ses films jusqu’à maintenant. On croirait presque un moyen-métrage d’étudiant, comme si le cinéaste avait suivi une carrière inversée. Nous sommes là mis face à un film d’à peine plus d’une heure, manifestement filmé avec des moyens rachitiques, parmi lesquels une caméra de seconde main rendant une image quelque peu pixélisée. Le scénario est purement est simplement sans histoire. La musique se résume à quelques notes de guitare jouées par Hong Sang-soo lui-même. Nous parlerions volontiers d’une volonté de continuité, notamment avec « Grass » (2018), tourné également en noir-et-blanc pour embrasser exactement la même durée. « Seule sur la plage la nuit » (2017) également, via le fait qu’une partie de l’histoire se déroule en Allemagne, mais aussi à « La Femme qui s’est enfuie » (2020), puisque le film parle d’un couple en cours de séparation, en plus d’être hanté par les vagues formes de la mer. Aussi à « Hotel by the River » (2020), avec la neige, les boissons chaudes… Bref, plutôt que de continuité, parlons plutôt d’échos, de semblances et de dissemblances. On y verrait volontiers l’apparence d’un film hanté par le conflit des générations : les vieux engueulent les jeunes, les rappellent à eux, les lâchent, tandis que le personnage principal refuse de faire un signe de main à sa mère lorsqu’il l’aperçoit au balcon (« Je ne voudrais pas la déranger »). « Nous étions pareilles étant jeunes », rappelle Kim Min-hee à son amie se révélant quelque peu intrusive dans la vie de sa fille. Cette scène laisse d’ailleurs voir la précision de direction employée par Hong Sang-soo : à Berlin, les trois femmes, la mère, son amie et sa fille Juwon, sont au bord d’un canal lorsque cette dernière reçoit un message de son ex-compagnon, Youngho, lui annonçant son improbable arrivée de Corée, exprès pour la voir. Au début, les deux adultes sont côte-à-côte, séparées de Juwon par la branche d’un saule pleureur. La mère, opposée aux retrouvailles, se voit peu-à-peu détachée tandis que son amie, relativisant les événements, laisse Juwon se rapprocher d’elle. La quasi entièreté du film se compose et repose sur ce type de configuration, rendant perceptibles les circulations intérieures s’exhalant des êtres.
Du mouvement donc, et du regard. « Introduction » est assoiffé de regard. « Je ne dors pas, je repose mes yeux » souffle Youngho, le personnage principal campé par un ancien étudiant d’Hong Sang-soo. Aussi, cette scène rêvée, probablement la plus belle car aussi la plus impalpable, où le jeune homme retrouve Juwon, atteinte d’une maladie oculaire, sur une plage et que cette dernière lui dit « J’aimerai tant avoir des yeux comme les tiens ». La contemplation est perpétuelle, le film s’affirme comme nos miroitements dans une flaque d’eau : translucide, il nous renvoi notre reflet pour nous plonger dans nos refuges mémoriels, à nos variations pareilles à des ondes sur la surface. Aussi, sa courte durée, son absence de rebondissements, nous pousse à le savourer dans l’instant, à le considérer d’un regard aussi pur que celui nous animant lorsque l’on se laisse obnubiler par les vagues se fracassant. Tout le film se résume dans sa séquence finale, avec ces visages d’une jeunesse se baignant en col roulé dans le froid, comme fermée face aux natures du monde et du désir. Le film cultive d’ailleurs le motif de la fermeture : les personnages sont formels, les portes ne s’ouvrent pas, les poignées des fenêtres sont difficiles à saisir, l’expression des gestes est retenue. Tragi-comique, « Introduction », entre flux et reflux, est peut-être la captation la plus insignifiante, la plus diluée, la plus glacée du cinéma d’Hong Sang-soo, malgré le monde.