Étonnamment j’étais pas mal attiré par ce projet et cela malgré le fait que je ne sois pas trop fan du cinéma de Roman Polanski.
L’Affaire Dreyfus au cinéma. Mais quelle évidence…
Ils sont rares ces événements historiques qui sont ficelés comme de véritables drames.
Mystères. Dilemmes moraux. Retournements de situation. Capacité à interroger nos sociétés… Cette Affaire Dreyfus a vraiment tout. Le genre d’intrigue qu’on peut me raconter cent fois sans me lasser. Et pourtant…
Face au film de Roman Polanski il m’a bien fallu faire un constat.
C’est vrai que c’est du cinéma propre sur lui, bien mené et profitant d’une interprétation de qualité (chapeau d'ailleurs à Grégory Gadebois, excellent en commandant Henry). De même, factuellement, pas grand-chose à redire : les faits énoncés correspondent à ce qui est aujourd'hui communément accepté. Mais malgré cela je suis ressorti de là froid, inerte, en ayant l’impression que l’essentiel avait été oublié ; que l’histoire qu’on m’avait racontée n’avait finalement fait qu’effleurer le sujet. Car ce « J’accuse » a beau avoir pour lui les faits et la technique, je trouve malgré tout qu’il pèche malheureusement dans sa manière d’aborder les choses et d’interpréter cette affaire.
L’Affaire Dreyfus, de mon point de vue, c’est un événement fascinant parce que, à elle seule, elle parvient à agréger et révéler énormément de problématiques de son temps. Elle parle d’une Europe à deux doigts d’exploser. Elle parle d’un Etat régulièrement fragilisé par des crises internes et des attentats. Elle parle de nationalisme, de cléricalisme, d’antisémitisme. Elle parle de l’armée. Elle parle de justice et d’injustice. Mais surtout, cette Affaire Dreyfus, elle parle de la place publique. L’air de rien cette Affaire c’est un point de bascule fondamental dans l’Histoire de France car c’est le moment où une société fait le choix de sauver un innocent au détriment d’intérêts d’Etat fondamentaux… Mais de tout ça, qu’en a finalement retenu Polanski dans son film ? Une seule chose au fond : la haine antisémite. Le reste n’est que survolé quand il n’est pas tout simplement jeté aux oubliettes…
Et malheureusement, à cause de cette optique là, ce « J’accuse » va rapidement se saborder.
Malgré un début pourtant prometteur parce que pertinent (le film commence directement par la dégradation du capitaine dans la cour de l’école militaire), l’oubli du peuple et du politique va très vite cloisonner l’intrigue au seul milieu militaire. Et même s’il y a de brèves apparitions de membres du gouvernement ou de quelques journalistes endimanchés, il n’y aura malheureusement jamais de quoi faire sortir ce film des bureaux, tribunaux et autres salons. Le film s’étouffe au fur et à mesure des minutes, s’attardant sur des duels entre gentilshommes mais oubliant au passage l’essentiel. Les tensions de la société française, l’instrumentalisation politique de l’événement par les uns et les autres, mais surtout les revirements progressifs de certaines personnalités au cours de cette affaire : de cela, on ne verra finalement rien.
Prisonnier du parcours de Marie-Georges Picquart – posé ici comme personnage principal – le film semble s’en servir comme prétexte pour ne montrer rien d’autre, oubliant pourtant des trajectoires personnelles pourtant tout aussi intéressantes si ce n’est plus. Clemenceau, Jaurès, Cavaignac, Faure et Loubet font notamment partie des grands oubliés de l’Histoire. Le premier n’apparaitra que dix secondes à l’écran, tous les autres ne seront même pas mentionnés. Ainsi le monde politique se retrouve-t-il balayé. Les débats et les divisions invisibilisés. Et on ne retiendra au final de ce film que si Dreyfus a été condamné, c’était surtout parce que l’armée et le peuple étaient à l’époque profondément antisémites. Triste réduction, surtout quand en plus le film se risque à durer plus de deux heures.
Car à quoi ressemble un film de plus de deux heures qui ne quitte que difficilement les intérieurs bourgeois et qui n’a qu’une seule corde discursive à son arc ? Eh bien il ressemble à un film terne. Un film monotone. Un film qui au fond ne se réduit qu’à une banale leçon manichéenne de morale. Un gentil dans un monde de méchants. Un monde qui ne mérite pas d’être expliqué, mais juste d’être condamné. Une démarche d’une profonde absurdité quand on y pense. Absurde parce qu’en effet, quel message peut-on tirer de l’Affaire Dreyfus, la vraie ?
L’Affaire Dreyfus, elle nous apprend justement le terrible fléau qu’est l’émotion dès qu’il s’agit de juger une question ; d’aborder un problème. Et si des hommes comme Jaurès et Clemenceau ont pu conspuer Dreyfus au début de l’Affaire, au point d’appeler à la peine de mort contre le traître, c’est justement parce que, dans le contexte anxiogène de cette époque là, la réaction à l’emporte-pièce était devenue la règle. Leur revirement n’a été que progressif et il n’a été possible que par un retour à la raison ; un regard sur les preuves et sur les faits. Se laisser expliquer les choses avant de condamner, voilà ce qui a sauvé Dreyfus et une partie de la France de l’époque. Comprendre avant de juger. C’est cela l’enseignement central à tirer de toute cette affaire. Un enseignement et une démarche auxquels Roman Polanski se refuse ici catégoriquement.
En conséquence, j’avoue qu’il est du coup bien difficile pour moi de m’y retrouver dans ce « J’accuse ». Car si la propreté formelle est toujours louable, elle n’en efface pas pour autant la fadeur. Quant à la justesse des faits, elle ne suffit pas pour excuser la pauvreté de l'interprétation de ces mêmes faits. Après tout, l’Affaire Dreyfus est suffisamment connue pour qu’on soit en droit d’en attendre autre chose qu’un simple énoncé de surface. Tout comme l’époque actuelle exige qu’on sache enfin sortir des banals appels à l’émotion.