Avec Jackie, Pablo Larraín s’arrache aux terres chiliennes pour s’immerger dans l’Histoire américaine, mais sans jamais trahir son obsession centrale : celle des images et des récits que l’on façonne.
Derrière le deuil, il y a le récit ; derrière la douleur, la nécessité d’un contrôle. Jackie ne pleure pas seulement son mari, elle le fige dans la légende, s’approprie l’Histoire pour en faire une tragédie grandiose. L’interview qu’elle accorde à un journaliste devient le cœur du film : là où la vérité s’ajuste, se polit, se réécrit au gré des nécessités. Ce qu’elle raconte importe moins que la façon dont elle le raconte. Les souvenirs ne sont pas des faits, mais des images en mouvement, arrangées pour construire un héritage.
Larraín ne cesse de jouer sur ce paradoxe : Jackie est à la fois victime et narratrice, femme brisée et metteur en scène de la tragédie. Elle érige JFK en figure légendaire, tout en cherchant désespérément sa propre place au sein de cette histoire qu’elle raconte. Le film ne cesse alors de la morceler, la disperser à travers des temporalités éclatées, des répétitions.
La mise en scène épouse cet état d’âme troublé, oppressant. La caméra s’accroche à Jackie, resserre l’espace autour d’elle jusqu’à l’étouffer. Les gros plans sur son visage ne laissent aucun échappatoire : nous sommes prisonniers de son regard, de son chagrin. Larraín filme la Maison-Blanche comme un mausolée, un espace vidé de sa substance, hanté par la mémoire du pouvoir. Chaque pièce semble trop grande, trop silencieuse, et Jackie y erre comme un fantôme en quête de repères. Rien n’est appuyé, et pourtant tout pèse. L’émotion n’est pas convoquée, elle est vécue, tapie sous la surface.
Jackie se déploie alors sur une dualité permanente. Il y a la Jackie publique, celle qui orchestre les funérailles, qui s’assure que son mari aura droit aux adieux d’un roi. Et il y a la Jackie intime, égarée, tentant de combler le vide par des gestes dérisoires. Larraín éclate la narration, tisse des boucles temporelles qui se chevauchent, comme si le temps lui-même vacillait sous le poids de la perte.
Rien n’est chronologique. Le film fonctionne par réminiscences, par surgissements de mémoire où le traumatisme affleure sans prévenir. L’assassinat de JFK n’est pas filmé comme une scène pivot, un climax dramatique ; il est une plaie ouverte qui ressurgit en flashs brutaux, en éclats de sang et de chaos, comme une cicatrice que le récit ne parvient jamais à refermer.
Au-delà du drame personnel, Larraín questionne la manière dont les figures politiques deviennent des symboles vidés de leur chair. Et c’est peut-être là que réside la véritable tragédie du film.
Larraín signe alors un film d’une beauté mélancolique, un requiem sans emphase où la mémoire vacille entre la réalité et le mythe. Un film qui ne cherche pas à comprendre Jackie Kennedy, mais à nous enfermer dans son regard, dans cette solitude où le pouvoir, la douleur et la mise en scène ne font plus qu’un.