Quelque part, Joker : Folie à deux pose une question quasi-existentialiste : à qui appartient une œuvre cinématographique ? à son auteur, qui détient l’intention initiale, ou à son public, qui se l’approprie et l’interprète comme il le souhaite. Tout cinéma est politique, dans le sens où il intervient dans l’espace public, et j’ai plutôt tendance à croire que le sens d’une œuvre est encore plus déterminé par ce que le public en fait que par ce que son auteur voulait.
Todd Philipps avait créé la surprise en 2019 avec une version très sociale et politique du Joker. Au-delà de la qualité artistique de l'œuvre et de l'excellente interprétation de Joachim Phoenix, le film était entré en résonance profonde avec ce qui se passait dans la rue à différents endroits du globe à ce moment-là, comme si le réalisateur avait su capturer le Zeitgeist, au point de se retrouver dépossédé de son œuvre à un point gênant pour les studios et producteurs. Ce second opus au budget trois fois supérieur ressemble furieusement à une forme de recadrage, une reprise de contrôle et une tentative de dépolitisation qui ne peut que décevoir.
Folie à deux se reconcentre sur Arthur Fleck, dans un film à moitié carcéral et à moitié procédural, mâtiné de numéros musicaux. Deux ans après son pétage de plomb, Arthur est interné à Arkham, de nouveau sous médication dans l'attente de son procès. Il est toujours l'objet d'une grande fascination, comme le démontre sa rencontre avec Lee, dont l'adoration quasi totale lui redonne de l'énergie face à un procès perdu d'avance. Avec elle, il continue de fuir la réalité en s'inventant un univers où il est le centre de l'attention. Mais sa quête de reconnaissance et d’amour se dissout à mesure qu’il réalise que seul le symbole fascine, pas l’homme. De manière parallèle, cette quête connaîtra le même échec que notre attente de revoir une critique sociale ou la figure symbolique et cathartiques du joker.
Le réalisateur ne pousse pas développer la critique sociale ou politique de son premier film mais opère une sorte d’explication de texte, en mettant en scène les conséquences directes des actes de son personnage, dans un lieu où il est dépouillé de tout symbolisme. Contrairement au premier film qui jouait sur le malaise et sur le doute de la réalité de ce que vivait Arthur, ici les numéros chantés sont explicitement placés dans une dimension fantasmée, et Folie à deux laisse très peu de place au doute, a la subtilité et à la nuance. Je trouve injuste de dire qu’il ne se passe rien dans le film, car celui-ci réussit à illustrer la lente prise de conscience et la désillusion profonde d’Arthur ; mais il est artificiellement rallongé par des numéros chantés qui n’apporte pas grand-chose à l’histoire.
Mais il aurait été pertinent d'en faire le vecteur d'une critique plus approfondie du système, des médias, de la politique et de la mécanique de la foule. Non seulement le film ne va pas plus loin mais il opère même une déconstruction méthodique du propos critique du film précédent. L'état d’Arthur et de sa mère était jusqu'ici intimement liés à un système défaillant et aliénant, éléments qui vont être évacués par l'avocate de la défense au profit d'une responsabilisation accrue de la mère en tant qu’individu. De même il est assez étrange de n'avoir aucune mention de Wayne, personnage politique pourtant fortement présent et vocal dans le premier film. Le procès de celui qui est quelque part lié à l'assassinat de Wayne n'est absolument pas traité ici. Comme s'il fallait complètement évacuer la conversation politique et même effacer Wayne pour se dissocier de l'univers Batman.
Le film conserve une bonne qualité technique. Certes il n'y a pas vraiment de « patte » Todd Phillips, mais quitte à référencer visuellement d’autres réalisateur, il le fait plutôt bien. On retrouve avec plaisir les thèmes lancinants d’Hildur Guðnadóttir. J’aurais d’ailleurs souhaité que sa musique puisse avoir plus d’espace, là où le film donne plus de temps aux musiques rétro autour du surexploité That’s life de Sinatra. Conséquence directe de cette approche plus légère, plus consensuelle, les numéros chantés dans un univers rétro-conservateur sont trop nombreux. Et si Joachim Phoenix s’en sort bien, Lady Gaga est assez mal castée. De manière globale, les aspects techniques et artistiques souffrent d’une vision étriquée, et n’ont jamais l’espace pour se déployer. L’ensemble est alors bien moins charismatique, et ne peut que souffrir de la comparaison avec son prédécesseur.
Folie à deux peut néanmoins être vu comme la tentative d'un réalisateur de rendre justice à sa version du personnage d’Arthur Fleck. Une démarche certes peu concluante, maladroite et assez casse-gueule mais qui n'est pas non plus dénuée d'intérêt. Personnellement, n’ayant pas apprécié le lien trop factice entre Arthur et Thomas Wayne, j’ai apprécié la fin du deuxième qui parachève la séparation entre le symbole et l’homme. Mais de manière rationnelle, je regrette ou questionne la pertinence d'un film qui se révèle une répétition plus sage et plus grossière de son prédécesseur, comme si nous, le public, n’avions rien compris.