Mettons nous à la place de Todd Phillips. Ça n'a pas dû être facile de retourner au charbon après le succès critique de Joker d'un côté et la polémique suscitée par son interprétation de l'autre. De fait, la grande réussite du premier film Joker reposait pour moi d'une part sur son actualité et d'autre part sur la nuance que nous imposait le traitement de son personnage principal, Arthur Fleck, un homme seul aux prises avec sa maladie mentale. Et la nuance en ce moment, c'est compliqué.
Ce jeu d'équilibrisme, qui file in concreto la métaphore circassienne engagée par l'apparence clownesque que revêt son héros, c'est également la grande force de ce deuxième opus Folie à deux. A tel point que c'est très incertain, probablement aussi chamboulé par cette projection que par la précédente, que je suis sorti de la salle ce vendredi. C'est que Folie à deux parvient à poursuivre et à amplifier la rupture formelle et scénaristique opérée par le premier Joker avec son univers d'origine. Phillips se détourne presque sans regret du Gotham déliquescent esquissé dans son premier film pour n'en montrer que deux tableaux : quelques couloirs d'Arkham et une cour pénale du tribunal ; de la linéarité scolaire du premier récit, il fait émerger un dialogue chanté en partie fantasmé entre deux protagonistes ; de la création patiente d'une figure nihiliste incarnant la révolte sociale, il bascule dans le démantèlement méthodique de son héros. Seule constante, un film lent (trop ?) qui prend le temps d'examiner les ressorts de l'action de ses personnages.
Ce nouveau contrepied donne lieu à de nouvelles clés de lecture. La principale, la plus lisible, est la grande clarification qu'opère Phillips dans le traitement de son personnage. Tout le film de procès se penche sur cette question : de quoi est-on coupable lorsqu'on est malade et maltraité ? Cette question prolonge avec beaucoup de subtilité les interrogations du premier film sur la dimension du Joker : simple vilain ? Psychopathe animé de pulsions nihilistes ? Facette violente d'un esprit bipolaire ? Personnification outrancière du backlash que s'inflige une société rongée par les inégalités ? L'ensemble des personnages tourne autour de la réponse à cette question, dans un simulacre où la culpabilité du prévenu est acquise par tous, soit parce qu'elle incarne la monstruosité perturbant la cité, soit parce qu'elle figure l'acte fondateur d'un renversement de l'ordre établi. Au milieu de ce cirque, le poupon fragile d'Arthur Fleck, balloté par les fantasmes des uns et des autres, se débat sans force, dans un portrait d'un tragique et d'une noirceur rares, une nouvelle fois formidablement interprété par Joaquin Phoenix.
Beaucoup de questions liées à l'intégration du Joker philipsien à son univers d'origine trouvent enfin une réponse qui attend la dernière scène pour s'accoucher dans la douleur. Cet ultime plot twist a la grande vertu de ne pas servir que d'effet de manche, mais de révéler le grand dessein à l’œuvre derrière les deux films et d'éclairer le récit d'Arthur Fleck d'un regard nouveau, en mettant en scène une nouvelle déclinaison (le copycat et l'usurpation d'identité) de la tentaculaire décomposition sociale que nous connaissons et dont internet constitue à la fois le terrain d'expression privilégié et un miroir grossissant. Philips solde dans un souffle igné ces interrogations en livrant à son héros un rare instant de vérité : Fleck, n'est qu'Arthur, un homme malade et abandonné par tous que les fantasmes de quelques-uns auront conduit au pire. Je retrouve là, à nouveau quoique dans un style bien plus noir, la figure d'antihéros construit par les autres qui m'avait tant séduite dans la saga Hunger Games.
La grosse innovation du film, qui semblait susciter pas mal d'attentes des fans, est évidemment l'introduction du personnage de Lee Quinzel. Si Arthur Fleck est un symbole, Quinzel est une allégorie. Derrière la femme mythomane et borderline assez bien interprétée par une Gaga à qui ce genre de rôle sied bien, car elle n'en fait pas d'énormes caisses, se cache en fait une multitude d'aspects de notre société accentués par le numérique que mon récent visionnage de la série Infernet de Pacôme Thiellement sur Blast me permet d'identifier. Cette lecture opportune éclaire un aspect du film particulièrement intéressant car profondément lié à la dérive capitaliste et individualiste de notre société qu'incarnent les phénomènes les plus obscurs (et les plus courants) d'internet, sans jamais d'ailleurs que cet univers anachronique soit cité dans le film. D'abord, Lee n'est qu'un avatar. C'est sans doute une grande déception du film mais le très faible développement du personnage de Lee Quinzel est logique eu égard à la façade trompeuse qu'elle tend au héros. J'anticipe, peut-être à tort, qu'elle trouvera un terreau plus propice à son expression dans une éventuelle suite. Elle cache en fait son identité pour jouir, sans l'entrave d'un contexte d'énonciation, de ses pulsions les plus égoïstes, ce qui rappelle la logique des catfish (développée dans l'épisode 3 d'Infernet). Sa manière ensuite d'exploiter la crédulité de son amant pour les bienfaits de sa propre image renvoie à l'histoire tragique de Conrad Roy et Michelle Carter (épisode 5). Elle incarne en fait l'attention-craving d'une société qui se complait dans la représentation, l'adéquation à une norme supposée, le sensationnalisme et la protection relative (physiquement avérée, mais émotionnellement destructrice) que suscite la dématérialisation des actions. Philips dépeint avec Lee l'appétit morbide d'une société pour le spectacle et l'extinction empathique que provoque le numérique, au détriment des personnes émotionnellement les plus fragiles.
On pourrait passer du temps, également, à sonder le remarquable personnage du gardien Sullivan, interprété par Brendan Gleeson, qui incarne mieux que le dysfonctionnel Fleck l’innocence trahie.
Après de longues heures de réflexion et d'échanges, j'ai donc trouvé de belles qualités à ce film dont le sujet casse gueule laisse encore une fois une large place à l'interprétation (et donc à la récupération). Je trouve qu'il y a une certaine forme de courage à proposer un film aussi edgy sur des sujets comme ceux-là et à vouloir à ce point contrarier les attentes du public (dans le film comme IRL) dans un contexte de polarisation croissante de la société. Mais l'intensité et la diversité des débats que suscite cette série de films me confirment dans l'idée qu'ils sont réussis, voire salvateurs pour la liberté de création.