Ce film est exceptionnel à plus d’un titre dans la cinématographie nord-coréenne : véritable blockbuster à sa sortie (8 millions d’entrées sur les 24 millions d’habitants que compte le pays), il a été en partie supervisé par Kim Jong-Il lui-même (encore que le cas ne soit pas unique, l’ancien président nourrissant une passion connue pour le cinéma et ayant plusieurs fois mis la main à la pâte) et, surtout, il a été exporté en Europe, événement extrêmement rare, et ce grâce à James Velaise, un distributeur suisse. Il ne s’agit pas, loin s’en faut, de la meilleure œuvre produite par ce pays aux réalisations peu connues à l’étranger – je vous parlerai une autre fois de films nord-coréens d’une qualité bien supérieure – mais le simple fait qu’il ait cette origine-là en fait une curiosité à côté de laquelle je ne pouvais pas passer !


Soo-ryun est une lycéenne qui vit dans une petite maison avec sa mère, sa grand-mère et sa sœur Soo-ok, petit personnage joufflu et androgyne qui se destine à une carrière dans le football féminin. Son père, San-myung, est constamment absent, menant des recherches scientifiques de la plus haute importance dans une usine loin d’ici. Elle souffre de cette absence comme elle souffre du fait que son savant de père n’ait, malgré ses efforts, toujours pas obtenu de doctorat, ce qui serait à la fois un titre de prestige à faire valoir auprès de ses camarades et l’opportunité de déménager pour aller vivre dans un de ces grands immeubles locatifs que le régime est en train de construire un peu partout. La mère, qui est bibliothécaire, s’épuise, en plus des travaux de la maison, à réaliser des traductions (de quel type de documents ? de quelles langues ? on ne sait pas) dont son mari a besoin pour ses recherches et qu’elle lui fait parvenir régulièrement. Dormant peu et travaillant beaucoup, elle tombe très malade et doit être hospitalisée dans un sanatorium. Soo-ryun laisse alors éclater sa révolte contre ce père indigne, jusqu’au moment où ce dernier, voyant enfin ses recherches aboutir (il s’agissait, très prosaïquement, d’informatiser une chaine de production), obtient son doctorat, est salué en héros par le régime et peut enfin rentrer à la maison tandis que toute la famille, une fois la mère guérie, peut s’installer dans un appartement moderne. La jeune fille, elle, décide finalement de suivre les recommandations de son père et de marcher sur ses pas en entamant des études en faculté de sciences. « Elle vaut au moins trois fils » dit-on alors d’elle pour exprimer tout le bien qu’on pense de son retour dans le droit chemin !


Ce film est révélateur d’une certaine modernité nord-coréenne en ce qu’il rompt avec les catégories édifiantes du cinéma réaliste-socialiste, rupture qu’on retrouve avant tout dans la forme, à la fois dans le traitement plus simple, plus brut, de la lumière – à l’exception d’une jolie scène nocturne éclairée par la lune où les deux sœurs se sèchent sur la berge après une chute dans le lac – et dans une aspiration, encore bien timide, à un certain naturalisme. De fait, l’esthétique générale de ce long métrage, avec son cadre statique, ses scènes d’action maladroites filmées au ralenti (la chute de la cheminée de la maison ou un accident du secteur électrique déclenchant un incendie à l’intérieur donnent lieu à des plans ahurissants !) et sa sonorisation (assez mal) postsynchronisée, rappelle davantage une production télévisuelle qu’une véritable œuvre de cinéma.


Malgré cette approche plus réaliste que la plupart des films nord-coréens classiques, les éléments idéologiques restent bien présents, notamment à travers les quelques chants entonnés çà et là par les personnages. Je pense notamment à une veillée dans la maison au cours de laquelle Soo-ryun joue un air de guitare pour encourager ses camarades hommes qui partent le lendemain au service militaire, ou à une ode complètement improbable dédiée à la fois aux joies du camping et à la gloire du Général Kim Jong-Il, entonnée par un groupe d’adolescents jouant dans les champs avec un enthousiasme frénétique. Et que dire alors de ce match de football dans la cour de l’usine entre ouvriers et savants, dans lequel San-myung se lance avec entrain (le match est organisé pour fêter la réussite de ses travaux sur l’informatisation de la chaine de production) et qu’il remporte vaillamment ? Le film met bien en scène un conflit et une sorte de rébellion contre l’ordre établi (lequel oblige un père de famille à consacrer tout son temps à l’Etat et à vivre loin des siens) mais il se résout dans l’harmonie, les efforts de tous étant finalement récompensés. « Tu dois savoir que notre Général est aussi un homme ordinaire qui a une famille » explique le directeur du lycée à Soo-ryun. Au cœur du récit domine l’enjeu majeur du devoir, du sens de l’Etat, de la mobilisation pour le collectif et de la dette à laquelle des citoyens relativement favorisés sont tenus à l’égard de la patrie qui leur a permis d’acquérir savoirs et compétences.


Ajoutons que le problème auquel est confronté cette famille est de l’ordre du prestige et en aucun cas d’ordre matériel : la jeune fille rêve certes de déménager mais nous ne sommes pas dans un milieu pauvre, plutôt dans la classe des cadres moyens, là où les gens disposent d’une formation supérieure et occupent des postes à responsabilité. Ces quatre femmes habitant à trois générations dans leur maison et cultivant leur potager fréquentent les parcs d’attraction et se promènent dans les squares sous les cerisiers en fleurs en savourant des soupes de soja et des caramels de pommes de terre. Ce qui étonnera surtout le spectateur occidental, c’est cette aspiration des personnages à aller vivre dans un bloc d’habitations sinistre qui rappelle beaucoup nos HLM : là où nous voyons uniformité et grisaille, les Nord-Coréens y voient un idéal home sweet home et un signe extérieur de réussite sociale, par opposition à la maison individuelle dans laquelle vivaient jusque à présent ces personnages et qui avait tout de même, à nos yeux, davantage de charme – à noter que cette différence culturelle-là n’est pas propre qu’à ce pays mais à toute une partie de l’Asie, à commencer par la Chine. Le choix de mettre en scène une famille de la classe moyenne plutôt qu’une famille plus précaire participe-t-il d’une certaine propagande ? Certainement. Au même titre que les milliers de films américains dont l’action se concentre sur des familles de la middle class résidant dans des quartiers pavillonnaires et faisant ainsi l’impasse sur les millions d’Américains qui vivent au dessous du seuil de pauvreté. Film au contenu idéologique donc ? Absolument. Et c’est peut-être là le seul point commun entre Pyongyang et Hollywood.

David_L_Epée
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le 7 juin 2017

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David_L_Epée

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