Avec une série animée et un film aux CGI aujourd’hui datés, les adaptations de l’ouvrage pour enfants de Chris Van Allsburg ont bercé toute une génération. Jumanji cristallise tous les fantasmes ludiques, du « faire comme si » distancié à l’éreintant paradigme de l’immersion. Vingt-et-un ans après, les producteurs font muter le jeu de plateau en expérience vidéoludique. En tant qu’amateur de jeux vidéo, on craignait cette évolution du cadre des péripéties. Elle aurait pu drainer des représentations grégaires du jeu vidéo ou l’employer de façon factice et putassière. Ouf : le remplacement du carton par les pixels se joue avec malice des codes vidéoludiques. Un groupe paritaire d’ados dépoussière une console à l’apparence début 90’s pendant leurs heures de colle. Quatre profils stéréotypés – dont la personnalité se nuance en cours d’aventure – se saisissent d’autant de manettes vétustes, tickets pour un aller-simple vers une jungle hostile.
Chaque jeune est représenté par un avatar dont le jeu lui enseigne les forces et faiblesses (robustesse, cartographie, connaissances zoologiques…). Comme dans les logiciels coopératifs, les personnages à incarner se révèlent complémentaires. Par quelques gags et saillies, le film explore l’identification à leur enveloppe pilotable (Amato et Pérény, 2013), ici charnelle. Que ressent le chétif aux commandes d’un balèze intrépide (Wayne « the rock » Johnson) ? Comment une midinette obsédée par son apparence s’accommode du contrôle d’un quarantenaire blanc bedonnant (Jack Black) ? Jumanji 2017 met cette thématique en exergue par l’enjeu du jeu : les héros sont plongés dans ces corps virtuels « pour de vrai » et ressentent leur douleur… Tout en possédant trois vie, ce qui dédramatise la mort par deux fois. Jusqu’à l’ultime chance, angoissante. Un peu comme le stress qui étreint le/la gamer/gameuse aux portes du Game Over.
Die and retry diégétique
Mieux : la troupe apprend et s’approprie les règles du jeu pour optimiser ses performances. Par exemple, en anticipant la réapparition qui suit une mort (le « repop ») pour emprunter un raccourci. Cette astuce sonne comme un clin d’œil à une pratique des speedrunners (Barnabé, 2017) : le « take damage to save time » – prendre des dégâts pour gagner du temps. La narration a digéré les logiques vidéoludiques et les illustre avec humour. Les scènes d’exposition sont remplacées par des cinématiques (« cut-scenes », en anglais, soit des séquences qui coupent l’action pour laisser se dérouler le récit). Elles sont ici racontées par des personnages non-joueurs, fatalement désincarnés, qui répètent les mêmes dialogues lorsqu’on cherche à approfondir la discussion. L’inévitable antagoniste (Bobby Cannavale) transpire le kitsch : normal, on navigue dans un jeu vidéo à l’ancienne, misant plus sur le gameplay que la psychologie de ses figures.
Un crédit dans la machine
Quid des mécaniques de jeu ? Loin des écueils de Ready Player One, jamais parvenu à expliquer le fonctionnement de ses rouages au spectateur, Jumanji met ses héros à l’épreuve d’embûches concrètes. Chacun des niveaux qui segmentent la progression correspondent à une épreuve unique. Les chausses-trapes gagnent en dangerosité à mesure de l’avancée vers l’affrontement final, à l’instar des avatars, qui se découvrent des nouvelles compétences propres. Même topo face aux éléments inédits (armes, véhicules…) que l’univers introduit ponctuellement : l’apprentissage bourgeonne dans l’improvisation, par l’échec. Comme au temps des jeux vidéo des années 1990, souvent dépourvus de didacticiels.
Ce Jumanji moderne se montre surtout rafraichissant lorsqu’on saisit sa bienveillance à l’égard du jeu vidéo. Exit l’imaginaire du geek pétri de maladresse. La connaissance du protagoniste principal des jeux vidéo, son capital ludique (Consalvo, 2007) spécifique à Street Fighter lui permet d’asséner ses coups favoris à ses assaillants. Le film montre avec épure comment des facultés aiguisées par la pratique ludique s’avèrent utiles dans d’autres situations.
Qu’on s’entende bien : Jake Kasdan n’a pas accouché d’un chef d’œuvre réflexif. Ni profond, ni révolutionnaire, Jumanji a le mérite de représenter intelligemment le jeu vidéo. Il infuse les codes propres à l’univers vidéoludique au creux de sa diégèse plutôt que de se borner à s’y référencer de manière ultra-explicite – à l’instar de nombreuses adaptations officielles de licences ; voir à ce sujet ce reportage de RTL auquel le Liège Game Lab a participé. On se surprend même à identifier au sein du film quelques pistes inspirantes pour la recherche en game studies. Pas sûr qu’on puisse en dire autant de tous les blockbusters américains.