Écrire sur ce film est pour moi une manière de le revoir, dans le sens où la troisième fois, si elle n'est pas partagée, n'a aucun intérêt. Mon premier visionnage fut important dans le sens où Kiyoshi Kurosawa s'est affirmé à mes yeux. Qu'on soit bien clair, j'avais déjà beaucoup aimé Cure et Tokyo Sonate, l'un car il catalysait tout ce que j'espérais, et l'autre car il avait détruit ce que j'espérais pour proposer quelque chose de bien plus grand. Mais Kairo, que dire, il ne m'avait pas seulement touché, il avait arraché les tripes de mon ventre à mains nues, il a morcelé mon orgueil car premier film à m'avoir TE-RRO-RI-SÉ. Des nuits où j'ai revu le film images par images, secondes par seconde, où mes muscles se sont crispés, où mon corps alternait chaud et froid en quelques battements d'yeux. Je n'avais jamais vécu ça.
Si ce n'était qu'une peur physique et surtout brutale, la fascination n'aurait été qu'amoindrit. L'expérience de peur primitive ne faisant pas tout, il y a aussi la mélancolie viscérale poussée à son paroxysme. Car voir des fantômes, cela fait peur 5 secondes, 1 minute si c'est bien filmé. Mais craindre l'effacement de la vie et la fin du monde, esthétisés par l’opacité de l'image et dramatisés par des dialogues jetés comme une bouteille à la mer, c'est ça la vraie force de Kairo.
Kairo est l'expérience crépusculaire absolue.
On ressent la fin depuis le début. Le premier plan l'annonce: trois jeunes derrière une vitre sale, isolé dans un magasin de fleurs, dernier bastion de nature avant l'urbanisme meurtrier, avant le jaune industriel du suicide surnaturel et l'ombre de la nuit que l'on pénètre comme la lumière dans un trou noir. À partir du moment où une des jeunes s'en vont pour retrouver un ami, perdu dans le béton, elle est mise à l'écart, hors de la réalité (comme le bus dans les nuages de Cure), elle trace le chemin pour ses confrères, qui seront moins chanceux qu'elle. Elle se déplace dans des décors miroir, dans un Playtime jauni, entité à part entière, entière mais si vide, vortex des âmes et de celles qui n'en sont plus et qui y trouvent refuge.
Fascinante est aussi la manière dont K. Kurosawa crée l'horreur. Il s'amuse à nous terrifier, jamais de la même manière, mais toujours de la bonne. Jamais de "jumpscares" idiots, quand ils sont là, ils ne sont lents, ils rampent jusqu’à l'écran, ou alors sans altérer le cadre, entrent par effraction dans l'image, nous laissant en main le choc de la surprise, mais sans sursauts. Pour ce qui est du reste des scènes horrifiques, c'est d'une lenteur (dans le bon sens du terme) abominable, due au style de Kurosawa, qui nous a habitué à figer l'image et laisser raisonner les sons dans l'espace (comme dans Cure ou Licence To live). La scène du couloir en est l'exemple le plus fameux.
Chaque son, déplacement ou mouvement (ou pas) de caméra est chirurgical, mais pour nous trancher la gorge et s'emparer de notre souffle déjà pétrifié avec les scènes précédentes.
L'homme arrive dans le cadre, l'ambiance est pesante, la caméra fixe. Toujours fixe, elle capture son exploration du couloir, dont le fond est totalement noir. Mais, une lumière commence à prendre place langoureusement. Devant lui se dévoile une fenêtre recouverte de scotch rouge. Pourquoi ? Nous le saurons. Il se retourne, et voit une femme, en robe noire, dans le même cadre que lui, mais elle immobile. Pour combien de temps?
Kaïro est un opéra, une harmonie brutale et violente, mais surtout immensément belle, dans ses interactions, ses dialogues désespérés, ses échanges de regards désespérés, qui exposent une vérité qui fait mal, et une autre peur, celle du numérique qui s'empare du monde. Le film n'est pas subtil, il veut faire passer son message par sa radicalité, celle de montrer la mort d'une société, dont le numérique n'est que la porte par laquelle entre l'assassin. Après tout, on a tous déjà vu un fantôme, humain ou non.