J'ai découvert Alexei Guerman avec Il est difficile d'être un Dieu, adaptation des frères Arcadi et Boris Strougatski à l'écran, déjà sublimés par Tarkovski et son Stalker. Dans le film Il est difficile d’être moi-même, Guerman fait évoluer sa caméra sur une planète proche de la Terre, à la différence que la Renaissance n'a pas eu lieu, et où les intellectuels et les artistes sont persécutés et mis à mort. Une équipe de scientifiques vient étudier ce monde : Guerman joue alors des plans séquences et de sa caméra que les figurants interpellent, comme un film anthropologique, un documentaire animalier d'une société chaotique, symbolisée par une cacophonie permanente, des figurants s’accaparant le premier plan pour y faire une quelconque clownerie et disparaître. Monde merdique où la boue, le sang et les excréments éclaboussent les personnages et contraste avec les magnifiques tableaux en noir et blanc qui s'enchaînent, faisant ainsi vivre ce monde, capturant son essence, sa beauté comme son horreur, et faisant ressentir cette étrangeté sans ne rien vraiment raconter, si ce n’est en suivant vaguement un seigneur brutal mais musicien, proie potentielle de la persécution des Gris, cette horde grouillante de pleutres analphabètes qui noient les scientifiques pour s’amuser. Déstabilisant, Il est difficile d’être un Dieu a été une très belle expérience pour ma part, bien que je puisse comprendre le côté clivant de tels films – soit on est happé par cette expérience lente de 3h, soit on s’emmerde après 10 minutes et pas de chance, il reste encore 2h50 du même tonneau.
Mais pour ceux qui voudraient renouveler l'expérience d'Il est difficile d'être un Dieu, ils peuvent sans autre se lancer sans autre dans Khroustaliov, ma voiture ! du même réalisateur. À tout égard, c'est une expérience similaire à celle précitée. On y retrouve des noirs et blancs sublimes et cette sensation de chaos général de la société dans laquelle, au milieu des magnifiques tableaux qui s'enchaînent sans véritable cohérence, déambulent des personnages qui tentent de vivre dans cette société chaotique où Staline est mourant et le KGB se lance dans une purge et persécute les médecins juifs. Monde malade comme ces crachats que glairent les personnages, ici, le titre nous aiguille, ce sont aussi les voitures qui toussent, qui envahissent l'écran comme ces figurants qui se plantent devant la caméra, font des trucs et repartent sans dire merde. Très semblable en effet dans sa mise en scène, bourrée de plans séquences, intentionnellement bruyante et surchargée, Khroustaliov, ma voiture ! diffère néanmoins un peu d'Il est difficile d'être un Dieu par ceci que les plans séquences de ce dernier était toujours traversés par une certaine tension pour le seigneur que la caméra suivait, toujours seul, en blanc, sans véritable allié, et entouré d'une population et d’un monde qui lui était hostile. Cette tension, qui collerait parfaitement à l'histoire d'un juif persécuté sous Staline, y est beaucoup plus discrète dans Khroustaliov, ma voiture ! Non pas qu’elle soit inexistante, mais simplement moins présente, rendant ce monde chaotique plus absurde avec ses personnages qui font n'importe quoi à l’écran sans que ça soit réellement oppressant ; la plupart des personnages ont l'air fous mais pas foncièrement hostiles, grande différence pour le ressenti. Le deuxième acte rattrape néanmoins un peu le coup en montant d'un cran dans la violence, faisant vriller cet absurde gentillet du premier acte dans un absurde beaucoup plus sordide dont une scène particulièrement sale à l’arrière d’un bus. Malgré tout, cela retombe relativement vite.
Pour l’histoire, il y a, dans les phrases aléatoires que balancent les personnages et qui saturent volontairement les conversations, guère que quelques-unes qui nous expliquent pourquoi notre général est accusé de faire partie du complot de médecins juif. Remplacé alors par un sosie pour les apparences, notre médecin juif doit être semi-déporté mais en fait conduit auprès de la moustache mourante de Staline. Il ne faut pas que cela se sache pardi ! Arrivé à son chevet, il appuie sur le ventre du dirigeant qui pète, et meurt. Le médecin retourne alors chez lui, dans sa nombreuse famille absurde. Voilà pour l'histoire.
Bref, vous l’aurez compris, moins bien maitrisé qu’Il est difficile d’être un Dieu, où la présence de la caméra se justifiait un peu par ce rendu anthropologique, moins tendu dans ses scènes, l’expérience qui consiste à faire vivre un monde absurde et malade à son spectateur peut aussi diviser le spectateur que l'enthousiasmer. Que l’on crie au génie ou à l’imposture, Khroustaliov, ma voiture ! est l’un de ces films étranges tellement inhabituel que ça reste quelque-chose d’assez unique. À vous de voir ce que vous recherchez dans un film, mais il est évident que ce n’est pas un film à mettre devant tous les yeux. Pour les personnes endurantes ou masochistes ou qui aiment se projeter dans des univers fous et délirants, vous pouvez donc enchainer ces deux films d'Alexei Guerman et transiter d'une époque réactionnaire moyen-âgeuse à une époque moderne tout aussi réactionnaire et absurde.