Beaucoup de réalisateurs s’assagissent avec l’âge, mais ce n’est pas le cas de William Friedkin. Après le retour (très) en forme que constituait Bug (2006), le septuagénaire enfonce le clou avec Killer Joe, thriller urbain subversif. C’est bien simple, on ne se souvient pas avoir vu conjugués avec autant de brio sexe et ultraviolence depuis The Devil’s Rejects (2005). Mais alors que Rob Zombie jouait de ces deux moteurs pour réveiller une certaine nostalgie, l’âge d’or des seventies, Friedkin s’en sert pour donner un coup de fouet à notre époque, à bien des égards un peu trop propre sur elle pour être honnête.

L’érotisme s’invite brutalement dès les premiers plans de Killer Joe pour ne plus nous quitter. Chris, jeune dealer peu charismatique, cherche à rentrer dans la caravane qui sert de logis à sa famille. Lorsque la porte s’ouvre il se retrouve nez à nez avec le sexe (poilu) de sa belle-mère. Géniale idée de Friedkin, qui nous bouscule d’entrée par ce plan délirant pour mieux nous préparer à une avalanche de situations toutes plus grotesques et dégénérées les unes que les autres. Les tabous s’enchaînent à un tempo infernal : Chris qui vend de l’herbe à son père, le même Chris qui souhaite tuer sa mère pour toucher son assurance-vie et ainsi rembourser une dette… On ne va pas tout citer, cela révèlerait évidemment le récit, tortueux, de cette descente aux enfers special rednecks.

Plutôt que d’énumérer un catalogue de contextes chocs, attardons-nous donc sur les deux domaines dans lesquels Friedkin se révèle ici particulièrement vivace : la sexualité et la violence. Si le réalisateur américain trouve dans Killer Joe un souffle revigorant dans le premier domaine, c’est qu’il connaît le contexte actuel : il est de plus en plus rare, dans les grosses productions hollywoodiennes, de voir à l’écran des acteurs et actrices nus. Or ici il s’en donne à cœur joie, va dans l’excès inverse, et dans son approche du corps, Friedkin n’hésite pas à renverser les idées reçues. Alors que la femme se doit d’être, dans nos sociétés occidentales actuelles, de plus en plus épilée, lisse et maigre, elle est ici bien en chair et volontiers « duveteuse ». Il y a derrière ce choix une forme de naturalisme mais surtout une dénonciation de la femme-objet et de son infantilisation perverse par les médias.

Cette perversité, Friedkin nous y confronte en allant au bout du raisonnement, en faisant de Joe une personnalisation de notre société (il est beau, épilé, musculeux) qui se laisse aller à tous les fantasmes. Point d’orgue du film en la matière : le final démesuré entre Joe et la belle-mère plantureuse de Chris. Un final en forme de climax qui n’est ni plus ni moins qu’une grande scène de pornographie glissée dans un film « tout public », paradoxalement seulement interdit aux moins de douze ans. Mais plus qu’un pervers sexuel affirmé, Joe est surtout un tueur à gages performant, capable des plus grands accès de sauvagerie. Dans Killer Joe, troublant détail, ce ne sont pas les rednecks qui sont dangereux (le père de Chris ne ferait pas de mal à une mouche malgré son physique de camionneur et sa beauferie avancée), mais celui qui représente l’ordre : le flic, Joe. Nous.

En matière de violence, Friedkin se montre également implacable et ne nous laisse que peu de répit. Violence physique, violence psychologique, le réalisateur alterne les deux facettes et n’épargne (presque) aucun détail au spectateur. On a souvent salué l’aspect documentaire des films de Friedkin (L’Exorciste, French Connection) et le réalisateur est, encore aujourd’hui, très à l’aise dans ce domaine. Qu’il s’agisse de scènes d’humiliation (nombreuses) ou bien de mandales et autres coups de savate, le réalisme est saisissant, et franchement dérangeant. Une façon évidente de rappeler que la violence n’a rien de divertissant ou de banal. La violence abîme (voir Chris après sa bastonnade). A ce titre personne n’est épargné dans Killer Joe, que l’on soit bon ou mauvais importe peu, on est en permanence agressé, dans sa chair ou son âme.

Drôle de monde que celui de Killer Joe, où les pôles de valeur sont sans cesse inversés, où l’humour n’est jamais loin de l’horreur (heureusement d’ailleurs, c’est justement l’humour qui apporte un petit peu de respiration à l’ensemble,) où la tendresse s’invite au cœur d’un acte ignoble, où l’excitation naît de l’interdit. À travers ce nouveau film, Friedkin nous rappelle avec incision les vertus de la provocation : au-delà de son aspect cathartique, elle nous interroge sur la façon qu’a notre société actuelle de traiter la sexualité et la violence.

Francois-Corda
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le 3 janv. 2019

Modifiée

le 4 juin 2024

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François Lam

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