Après The Sterile Cuckoo en 1969, Alan J. Pakula signe deux ans plus tard le film Klute, laissant d'abord penser par son synopsis à un film policier classique basé sur la résolution d'une enquête. Mais il apparaît rapidement que le véritable sujet du film s'éloigne assez de la supposition de départ en empruntant et détournant plus ou moins les codes du film noir issu des décennies précédentes. En réemployant des schémas narratifs et esthétiques parfois similaires, en jouant sur la résonance des séquences entre elles et avec les poncifs, Pakula déstabilise le spectateur (dont moi à l'époque, d'où la note) mais livre un film particulièrement riche.
Le personnage de la femme fatale mis à nu
La première chose qui apparaît en regardant le film, c'est la répétition de certains plans, certaines imageries qui correspondent plus ou moins aux codes du film policier. Parmi eux, le personnage interprété par Jane Fonda, que l'on pourrait qualifier à première vue de "femme fatale" par la relation qu'elle entretient avec Klute au cours du film ainsi que son statut de call-girl. Pourtant, le film déconstruit habilement le stéréotype habituel et en fait le vrai personnage principal du film contrairement au détective privé, dont le nom éponyme n'est qu'une fausse piste donnée au spectateur.
Une déconstruction qui commence déjà par la présence de scènes de "confessions" face à une psychologue, deux au total. Ici, la femme fatale n'est pas interrogée par la police mais est invitée à expliciter son passé, ses troubles, sa psychologie. Le champ-contrechamp entre Bree Daniels et sa psychologue est d'ailleurs très similaire dans la forme aux habituelles scènes d'interrogatoires entre le coupable et l'inspecteur. Le film aurait-il alors une portée féministe en faisant de Bree une prétendue "coupable", non pas criminelle mais sociale ? Bien possible, d'autant plus que les deux scènes jouent sur la notion de perte de contrôle.
Ici donc, l'enquêteur et l'enquête sont mineurs et laissent largement la place à l'héroïne, dont le film montre ainsi des bouts de vies sans rapport avec l'enquête principale. A la fois potentielle victime (d'un danger criminel comme d'un double voyeurisme), femme séductrice et potentielle coupable, c'est avant tout un vrai personnage féminin complexe dans un film policier de 1971.
Tour à tour, la caméra l'emprisonne dans des petits espaces, dans l'obscurité et par les grillages des sinistres pavillons ou de l'ascenseur, comme lors de cette scène où elle se rend chez un client, filmée en contre-plongée pour mieux l'enfermer. Le vrai détournement des codes du film noir est du coup de faire de cet emprisonnement "de victime" un emprisonnement métaphorique par rapport à ses activités et sa psychologie.
Mais la plus importante représentation subie par Bree Daniels au cours du film est celle du voyeurisme, le tueur-voyeur la montrant comme une victime, l'inspecteur-voyeur comme une femme fatale et potentiellement meurtrière. Dans les scènes de voyeurisme par le tueur, assez classiques, Bree est encore emprisonnée par des grillages, seule une main du tueur faisant son apparition au premier plan. Cependant, on pourrait également renverser cet emprisonnement en prenant cette imagerie comme une incapacité à la possession désirée. Cela fait d'autant plus sens quand on remarque que l'une de ces scènes fait suite à une scène de voyeurisme similaire exercée par Klute, comme si les deux hommes effectuaient une compétition inconnue de l'autre. Cette mystérieuse main ne fait d'ailleurs rapidement plus illusion car l'identité du tueur est révélée au bout de trente minutes de films, nouvelle preuve que l'enquête est moins importante que ce qu'elle dit des personnages.
Le personnage de l'inspecteur déconstruit
L'élément le plus intéressant du film est sans contexte la relation entre Bree Daniels et John Klute, Pakula reprenant le flambeau d'Hitchcock pour mieux le donner plus tard à Brian de Palma (ou encore Paul Verhoeven si on pense à Basic Instinct). Une relation parfois romantique, comme lors de la scène du marché de nuit (où un regard de Bree à l'encontre d'un père et son fils, une veste portée et une musique romantique mais non sensuelle suffisent à faire deviner un contrepoint plus positif), mais le plus souvent ambigüe, trouble, en proie aux désir et non-dits.
Dès son casting, Klute est inhabituel. Le choix de Donald Sutherland, acteur (excellent) dénué de tout charme et d'un charisme encore discret, pour jouer le rôle d'un inspecteur est ici parfait car il permet de créer chez le personnage un désir caché pour celui de la call-girl. Un désir qui le place comme voyeur et du coup dans une zone d'ombre, comme lorsqu'il interpelle Bree à la sortie d'un taxi sans que l'on puisse distinguer son visage.
Ainsi, plusieurs fois dans le film, John Klute observe Bree Daniels de loin, à travers une fenêtre (figure très présente au cours du film), dans un esprit de désir non réciproque. L'exemple le plus probant se déroule lors du rendez-vous entre Bree et le client âgé, ou la connotation romantique se déplace du client à Klute à l'aide de la mise en scène. En effet, tandis qu'elle raconte au client un souvenir de passion amoureuse, le cadre la sépare totalement de son client : elle est encastrée dans une fenêtre, elle est debout et lui assis, et leurs regards ne se croisent jamais. D'ailleurs, juste avant ce plan, Bree est pour la première fois magnifiée par un plan fixe devenant travelling latéral pour la suivre et se terminant en gros plan pour la montrer parfaitement maquillée et intense. Moment purement érotique par son déplacement physique comme émotionnel. A un autre moment, un travelling vertical fait par exemple directement référence à Rear Window d'Hitchcock, montrant à terme John Klute en train d'espionner par téléphone Bree Daniels.
Déplacement des figures classiques
Pour commencer par le moins évident, on pourrait songer que la figure du tableau de l'enquêteur, habituellement rempli de photos et de traits les reliant les unes aux autres, est ici remplacé par des photos de mannequins et d'actrices chez le client âgé ou des dessins juvéniles dans le bureau de la psychologue. Cela participe à la démythification de l'inspecteur, mais aussi à un déplacement des enjeux du film policier vers des considérations plus sociales ou psychologiques. Pakula ne construit par ici une histoire de meurtre dénuée de tout contexte mais critique la société.
Néanmoins, il n'oublie pas non plus de renouveler le genre en remplaçant les indices matériels ou organiques habituels par des indices sonores, comme le fera une fois encore De Palma avec son Bow-out, ou encore des conversations entre Bree et ses clients ainsi que des lettres de l'employé disparu. Ces bandes font parties intégrantes de l'univers sonore du film, en plus d'avoir plusieurs rôles selon les situations. Par exemple, lors de la scène où le spectateur identifie pour la première fois le criminel, des extraits de conversations de Bree sont présentes en son extra-diégétique, participant ainsi à l'ambiance inquiétante de la scène.
Plus tôt, Klute et Bree découvrent que l'appartement de cette dernière a été cambriolé, événement qui a d'ailleurs généralement tendance à survenir dans les films de complots, ce qui confirmera le goût de Pakula pour ce genre dans ses prochains films. Sonne alors le téléphone, et au lieu d'entendre comme on pourrait s'y attendre la voix du criminel proliférant des menaces, nous entendons un extrait d'une conversation plutôt explicite entre Bree et un client. Les bandes, tout comme le criminel, représentent ainsi un danger pour l'héroïne, même si ce danger reste psychologique. Ces bandes représentent aussi un voyeurisme auditif, puisque dans la scène d'après Klute les écoute avec un désir d'enquête mais aussi d'obsession.
Globalement, ces bandes ont donc un rôle tout aussi narratif que utilitaire, on pourrait par exemple citer la découverte par Bree du magnétophone dans la planque de Klute qui a une fonction de prise de conscience de tromperie. Ces événements sonores, par leur répétition et leurs rôles différents à chaque fois, influent donc fortement sur le suspense du film de manière inattendue et pour le moins originale.
Finalement, Klute donne à voir un tableau assez atypique de film policier, reprenant la plupart des codes usuels mais n'hésitant pas à les déformer pour assembler une intrigue et des enjeux radicalement différents, bien plus psychologiques et troubles. Les atmosphères varient, les caractérisations de personnages sont complexes et parfois inversées, et certaines scènes se font échos malgré un contexte général qui évolue peu à peu. Le résultat est pourtant parfaitement homogène et riche, même si du coup parfois le rythme en pâti un peu.