Lapalissade : les vieux vieillissent. Entre Paul Verhoeven plus vraiment capable de diriger ses acteurs, Ridley Scott ânonnant ses histoires appartenant à un Hollywood d'arrière-garde, Tom Cruise dont la dernière production semble avoir été écrite par IA, jusqu'à un Harrison Ford qui se laisse rajeunir numériquement et impudiquement, on assiste ces dernières années à un véritable refus collectif et gérontophile de passer la main. Même s'il y a une part de complicité critique et publique dans cette obstination des grandes gloires à vouloir continuer leur métier bien après l'âge de la retraite, il faut avouer que la machine s'essouffle sérieusement, au point de montrer des signes de fatigue extrêmes ; dans ce contexte, la disparition de William Friedkin, le 7 août 2023, n'en est que plus tragique.


Diffusé à titre posthume et presque en catimini, L'Affaire de la mutinerie du Caine est un film de plus prouvant que Friedkin, au contraire de la plupart de ses contemporains hollywoodiens, savait vieillir artistiquement. Depuis des décennies déjà, il s'était éloigné de toute forme de spectaculaire pour se concentrer sur le huis clos en travaillant intensément avec le dramaturge Tracy Letts, dont il adapta deux pièces de théâtre. Bug et Killer Joe furent ses meilleurs films parce qu'ils prouvaient qu'il était possible de faire ressentir des émotions plus intenses simplement en mettant face à face d'excellents acteurs dans une pièce exigüe, plutôt qu'en rassemblant un casting hors de prix à faire courir dans tous les sens sur des fonds verts. Plus encore, Friedkin est parvenu à mûrir avec l'âge sa compétence de directeur d'acteurs, en réussissant à capter toujours plus profondément la vérité, la puissance insoupçonnée des artistes dont il s'est entouré. Ashley Judd, Michael Shannon, Matthew McConaughey, Juno Temple, Thomas Haden Church lui devaient déjà leurs meilleurs performances. S'ajoutent désormais à la liste Kiefer Sutherland, Jason Clarke, Monica Raymund, le regretté Lance Reddick, pour L'Affaire de la mutinerie du Caine.


Ce film vient rappeler plusieurs choses indispensables. Premièrement, qu'il est toujours possible et même souhaitable de faire un film avec peu d'acteurs, avec une unité de lieu et de temps. Le théâtre filmé, ça n'est pas sale. Si les interprètes sont au rendez-vous, si les dialogues sont ciselés et si le metteur en scène est capable de s'effacer pour se mettre au service tout entier des personnages qu'il filme, ça peut même avoir plus de force que la même histoire racontée sur un format plus hollywoodien. Le pitch, à lui seul, est une merveille. On y suit le jugement en cour martiale d'un officier accusé de mutinerie sur son supérieur. Ce dernier, lors d'une tempête en pleine mer et alors qu'il commandait ses hommes sur le navire, s'est vu retirer de force son commandement pour suspicion d'inaptitude et de mise en danger de l'équipage. Qui a tort, qui a raison ? Comme d'habitude, on s'en fout : on veut juste vivre l'instant, ce procès, avec ces mots qui fusent comme des balles, ces échanges verbaux plus intenses et remuants que les lames de fond qui secouèrent le navire avant le film. Friedkin montre encore une fois son génie : nous aurait-on montré ladite mutinerie en pleine tempête, façon Wolfgang Petersen, qu'on se serait probablement tourné les pouces d'ennui face au classicisme du procédé, qui comme le veut l'époque aurait été pollué par un montage bordélique, une caméra tremblante et des personnages gueulant dans tous les coins. Au lieu de cela, on regarde le procès, avec un juge, un prévenu, un avocat et un procureur qui débattent. Et, dès les premières secondes, on accroche au concept.


Autre chose que rappelle cette Affaire : quand on a de bons acteurs, il faut s'en servir. Les mettre en valeur. Leur donner des rôles charpentés, permettre au spectateur de les voir, de les écouter ; de profiter de leur jeu, de leur talent. Le scénario ne fait que nous dire que Kiefer Sutherland et Jake Lacy sont des militaires : tout ce qu'ils font, c'est parler le cul posé sur une chaise. Et pourtant, par la grâce d'un jeu infiniment maîtrisé, nuancé, on croit à leurs personnages sans la moindre réserve. On se les figure dans cette fameuse tempête, on suppose leur passé plus ou moins glorieux, on imagine leur carrière. Face à eux, l'avocat du mutin interprété par Jason Clarke, la procureure incarnée par Monica Raymund et le juge joué par Lance Reddick sont des blocs de charisme à la fois si sobres, si intenses et si naturels qu'on est pendu au moindre de leurs mots, qu'on est fasciné par leur autorité et leur présence. Dégagez-nous les séries de merde dans lesquelles a cachetonné Reddick, les actioners con-con de Clarke : Friedkin met un point d'honneur à respecter ses acteurs, leur donne une matière simple mais profonde à travailler, et les filme. Point.


Dernier élément, enfin, qui caractérise depuis toujours le cinéma de Friedkin : le metteur en scène n'existe pas. Il est effacé, invisible, au service entier de son histoire et de ses personnages. Encore une fois, avec cette "Affaire...", on ne vient pas voir un film de Friedkin, on vient voir un film avec des acteurs. Et, encore une fois aussi, on ressent la réalité de cet éternel pacte, composé à parts égales d'exigence et de respect, qui lie ce cinéaste en particulier à ses interprètes. Si le film existe, c'est parce que son metteur en scène, lui, n'existe pas. Si les personnages sont si vivants, c'est parce la cinématographie qui les habille accepte de mourir. Un bon cinéaste est un cinéaste absent, qui ravale ses ambitions d'Artiste pour se limiter à mettre en valeur ce qu'il filme. Tout au plus cette "Affaire..." comptera-t-elle quelques travellings extrêmement discrets, des zooms distribués avec la plus grande parcimonie et uniquement quand le sens de la scène l'exige. Pour le reste, gros plans, cuts, figures de style quelconques : Friedkin continue d'affirmer qu'il ne mange pas de ce pain-là. Sa caméra est la scène d'un théâtre.


C'est un film beau et triste. Beau, parce que Friedkin, dans un dernier mouvement ayant l'humilité et la générosité qu'on lui connaît depuis toujours, rappelle aux spectateurs mais aussi à toute l'industrie hollywoodienne que faire un bon film est con comme tout. Dégagez tout, les effets spéciaux, la musique, les cliffhangers, les blagues, les révélations, les trucs, les bidules : on s'en fout. Un film, ce sont des acteurs devant une caméra qui disent, et parfois font, des choses, modestes dans leur forme, fortes dans leur sens. Alors prenez des acteurs et faites-les jouer. Point barre. Si tous les cinéastes qui font habituellement tourner les acteurs qu'on voit à l'œuvre dans cette "Affaire..." respectaient ne serait-ce qu'un peu plus ce dogme rempli de ce qui n'est finalement que du simple bon sens, on verrait tous les jours des bons films à ne plus savoir qu'en faire. Ridley Scott ferait toujours des trucs super. Verhoeven redeviendrait cool. Même Indiana Jones, qui sait, aurait pu être meilleur comme ça, pour ce que j'en sais. Mais c'est aussi un film triste, donc, parce que William Friedkin est mort. Parce que Lance Reddick, auquel le film est dédié, nous a également quittés. Parce que cette ultime création, au lieu d'être projetée au cinéma, atterrit en loucedé totale sur un service de streaming, comme si les producteurs n'avaient cure de telles disparitions, comme si leur seul désir était de passer à autre chose le plus vite possible. "L'affaire de la mutinerie du Caine", un film mineur ? Malgré un dénouement peut-être inutilement goguenard (réac ?) il est vrai, ce sera toujours plus majeur que 90% des sorties dont ces plateformes nous abreuvent.

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le 27 janv. 2024

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Seb C.

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