Je me suis fait la réflexion en revoyant ce film, le meilleur Brisseau à mes yeux, qu'il s'agit de son seul vrai film policier, ce qui est assez étonnant étant donné l'influence très manifeste d'Hitchcock sur son oeuvre. Quand je dis Hitchcock je pense bien sûr à Vertigo, encore et toujours Vertigo...


Je ne sais pas très bien si on réalise - bien sûr on réalise mais peut-être pas ma génération - ce qu'Hitchcock a fait avec Vertigo. Avant 1958, il y avait une flopée de femmes fatales dans les films, des Laura, des Gilda, des Marlene et des Marilyn, mais c'est bien en 1958 que ce mythe moderne a pris forme sous son récit ultime. Après Vertigo, il n'y a plus de femme fatale que blonde portant chignon et cachant une double vie, bien plus triviale que celle qui nous a été donné à voir en premier. C'est incroyable de voir à quel point le fantasme d'une flopée d'artistes a été saisi par Hitchcock - ou bien est-ce Hitchcock qui a forgé ce fantasme ? Toujours est-il qu'on ne compte plus les films qui d'une manière ou d'une autre prennent appui sur ce qui est incontestablement le film le plus fascinant du vingtième siècle, à tel point que l'on peut penser que Vertigo c'est le cinéma, et que Scottie c'est le spectateur de cinéma. Hitchcock, finalement, en sacrifiant son personnage (car je ne vois pas, dans l'histoire du cinéma, de personnage qui connaisse un destin plus tragique que celui de Scottie) a érigé l'autel de la cinéphilie ; il a mis en scène la fiction que nous spectateurs vivons dans la salle de cinéma. Si Vertigo tient une place si singulière, c'est qu'il s'agit je pense de la seule oeuvre de cinéma qui a l'étoffe des tragédies grecques ; et sa catharsis est celle qui nous fonde en tant que cinéphiles.


Brisseau me paraît être l'équivalent français de Brian De Palma : l'un comme l'autre réinvestissent Hitchcock au regard de leur époque et de leur milieu. Le goût pour la parole, pour l'ésotérisme et pour un érotisme théâtral (dans la lignée d'Ingres : La Grande Odalisque, Le Bain turc...) sont comme des ajouts que Brisseau apporte aux fondations construites par Hitchcock. Chez De Palma, ce serait plutôt l'obsession du spectaculaire et la mise en surrégime du récit. On décèle bien là l'écart entre une sensibilité française et une sensibilité américano-italienne.


C'est loin d'être un hasard si pour moi L'Ange noir est au-dessus des autres films de Brisseau, car c'est dans ce film que s'exprime le plus nettement l'influence d'Hitchcock. Je ne pense pas que Brisseau soit assez grand cinéaste pour avoir forgé sa propre vision du monde ; son oeuvre - avec tout le respect que je lui porte - me paraît plus être un mic-mac de figures issues de la tradition du cinéma français (la nouvelle vague notamment), de Buñuel, d'Hitchcock donc évidemment, mais aussi de fantasmes érotiques (les relations saphiques en particulier) assez communs voire vulgaires. Son talent tient dans l'orchestration de ces figures et c'est dans L'Ange noir qu'il s'exprime le mieux je trouve ; il faut dire qu'il dispose là d'une distribution exceptionnelle qui fait s'incarner formidablement un récit qui pourrait avoir l'air bancal s'il était joué par d'autres. L'Ange noir est peut-être le seul film de Brisseau qui me donne l'impression de voir un film avant de voir la mise en scène de fantasmes, même s'ils sont présents bien sûr - sinon quel intérêt ?


Et puis en passant, c'est drôle de constater à quel point tous ces cinéastes "post-hitchcockiens" offrent une vision restreinte de la femme. Je dirais qu'il n'y a que Lynch qui parvient à filmer des femmes comme des personnages et pas seulement comme des fantasmes ; c'est là qu'on voit qu'il est très fort parce que la femme hitchcockienne est fondamentalement un fantasme. Il manquera toujours ça à Brisseau et De Palma, même si je les aime beaucoup.

Neumeister
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le 30 oct. 2017

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