Maître incontesté d’Alexandre Sokourov, Andreï Tarkovski avait ainsi titré l’un des chapitres du Temps scellé : « L’art, nostalgie de l’idéal ». Des mots qui avec puissance font écho aux images élégiaques de L’Arche russe. C’est à juste titre qu’on a beaucoup parlé de ce plan-séquence d’une heure et demie, des milliers d’acteurs et figurants, de ce portait d’une Russie ancestrale et éternelle, de la mélancolie de cette époque autant révolue que fantasmée. Ainsi, dès ses premiers instants, le film impressionne par sa virtuosité, terme qui le mieux caractérise cette démarche de maître, et ce plus de quinze ans après sa sortie. À tel point qu’il est délicat d’écrire sur cet objet.


Il y a peu, Sokourov regrettait que le XXe siècle n’ait pas été celui de la grande musique ou de la littérature. Voir le cinéma dominer de la sorte est d’abord un déception, une maigre consolation, tant il aurait préféré que les musiques de Britten ou Messiaen s’imposent comme piliers de la société occidentale moderne. Pourtant, c’est bien vers le septième art que le metteur en scène s’est dirigé, après avoir abandonné son ambition de travailler dans le monde du théâtre. L’Arche russe est le reflet de cette amertume, de cette mémoire d’un temps où musique, littérature et théâtre trônaient sur les autres expressions artistiques, où le cinéma n’existait pas. Celui-ci est d’ailleurs absent du long-métrage, si ce n’est au travers de la présence du regard subjectif d’un réalisateur. Son nom n’est jamais donné, mais il est impossible de ne pas penser à Sokourov lui-même, dans une reproduction de la démarche inaugurée par Dante dans la Divine Comédie. Après tout, le premier chant de cette œuvre s’ouvrait sur une constatation faite par le narrateur : celle d’avoir quitté le chemin droit de la vie pour s’aventurer vers une autre voie, faisant la rencontre d’un homme du passé, décrit comme « cette fontaine d’où coule un si large fleuve du parler ». Description qui sied parfaitement le postulat de base de ce film puisque notre réalisateur erre aux côtés d’Astolphe de Custine, personnage bavard, tout aussi anachronique que lui.


Un prétexte pour aborder les thématiques que veut développer le cinéaste autour des arts et de la politique, de la même manière que Dante utilisait l’au-delà pour représenter la société qui lui était contemporaine. Tarkovski notait : « L’art existe et s’affirme là où il y a une soif insatiable pour le spirituel, l’idéal. » Sokourov adopte cette doctrine et c’est avec grandeur que la musique est introduite dès les premières minutes sous la forme d’un bal. L’imagerie fastueuse qui en découle rappelle immédiatement celle associée à Guerre et Paix, façonnant dès le départ une symbiose entre les deux arts chéris par le réalisateur. Le théâtre est à son tour mis en scène, par le biais d’une représentation destinée à Catherine II, avant que Custine ne voit en la Russie elle-même une pièce. L’art est une fois de plus associé à la grandeur impériale, à l’apogée d’une culture russe puissante mais hautement influencée par l’Occident.


De fait, Sokourov s’inscrit dans un débat plus large, celui opposant le slavophilisme à l’occidentalisme et qui a dominé le XIXe siècle russe. Et si les slavophiles voyaient en Pétersbourg le reflet d’un tropisme occidental nocif au génie de la Russie (« La première condition pour ranimer en nous le sentiment national, c’est de détester Pétersbourg de toutes nos force, de toute notre âme » écrivait Ivan Aksakov), c’est la position inverse que prend le réalisateur, revendiquant une symbiose artistique avec l’Europe. Ainsi, le narrateur et son compagnon évoquent les liens et les inspirations entre courants occidentaux et œuvres de l’Ermitage, symbole même de l’occidentalisme. Pourtant, les deux protagonistes s’interrogent également sur les limites d’un tel courant de pensée, autant en art que du point de vue du gouvernement du pays. Custine suggère que le pays éprouve un besoin de commandement fort, nécessaire à l’unité nationale entre tous les peuples, défendant la fermeté d’un pouvoir autoritaire et absolu, se détournant des revendications libérales des occidentalistes.


Cette indécision, cette incapacité à se définir et trouver sa propre identité vis-à-vis de l’Europe revient alors sans cesse, avec regret et mélancolie d’une période qui semblait incarner un entre-deux, entre politique et beaux-arts. L’interrogation se poursuit jusqu’au présent, lorsque le diplomate français demande quel est le régime actuel ; le narrateur est incapable de répondre. Le rejet du cinématographe vient de cette nostalgie : peu développé sous le tsarisme, le septième art devient un instrument de propagande sous Lénine et Staline, époque marquée par un rejet de l’occidentalisme et de Pétersbourg au profit de Moscou. Alors que la cour des Romanov est mise en scène avec éclat et positivité, la Grande Guerre patriotique, à l’image de l’URSS, n’est que noirceur, claustrophobie, destruction d’un patrimoine, d’une grande Europe, celle unissant la Russie au reste du continent. Le narrateur cherche à cacher cette période à Custine comme errance supplémentaire de la nation, une expérience ratée.


« On nous dit que nos rois dépensaient sans compter, qu’ils prenaient notre argent sans prendre nos conseils. Mais quand ils construisaient de semblables merveilles, ne nous mettaient-ils pas notre argent de côté ? » déclamait Sacha Guitry. Il est vrai : on pense volontiers, dans cette représentation flamboyante d’une cour, à Si Versailles m’était conté…, mais la nostalgie de Sokourov n’est pas le romantisme de Guitry. Si ce dernier montrait Edith Piaf parmi les femmes du 5 octobre 1789, chantant Ça ira, le premier ne représente jamais le peuple ou les employés du palais d’hiver. Choix esthétique, choix politique : ils ne font pas partis de ce bouillon d’art, de culture, de pouvoir, cela les dépasse. Ou du moins cet imaginaire visuel, créateur de cette nostalgie, les dépasse. Exception : le siège de Leningrad, quand le lieu est laissé à l’abandon. Une exception à l’image de ce qui est absent, à commencer par la chute et prise de l’Ermitage en novembre 1917, mises en scène de manière époustouflante par Eisenstein dans Octobre. Comme si laisser le peuple s’emparer d’un tel joyau signifierait le mener à sa perte, seule chose qu’il faille représenter, tel un avertissement.


Mais, dans sa démarche, le film trouve ses limites lorsque les protagonistes entrent en interaction avec d’autres personnages. Des moments nécessaires au réalisateur, qui ne peut se permettre de diriger en permanence des centaines de figurants dans des séquences de fresques. Souvent étranges par les situations qu’ils proposent, ces instants de dialogues ralentissent le rythme et brisent l’harmonie qui s’était jusqu’alors installée. Difficile de percevoir ce que cherche à représenter Sokourov au gré de ces rencontres, parfois incompréhensibles, souvent lassantes, telle celle avec des marins visitant le musée dans le présent. Un véritable contraste avec la fluidité du reste du film, malheureusement obligatoire pour permettre la mise en place sur le tournage de scènes plus grandioses. La somptuosité de cette œuvre n’est jamais plus impressionnante qu’au cours de ces mouvements de foule où le narrateur est confronté à la grandeur des tsars.


Aussi, c’est de manière ensorcelante que le réalisateur illustre la fin des Romanov, entre son portrait onirique des grandes duchesses et le lyrisme du dernier bal donné à la veille de la Grande Guerre, annonçant à cette occasion les déversements de sang. C’est ainsi que pendant une dizaine de minutes, la nostalgie artistique de l’idéal atteint son paroxysme, en même temps qu’une impossible communion du slavophilisme et l’occidentalisme. Alors que la Russie tsariste n’a jamais été plus proche de l’Occident, politiquement avec la Triple-Entente, artistiquement avec cette démonstration musicale, l’autorité de son souverain ne s’est jamais voulue aussi absolue. Alors que le narrateur s’éloigne, tous les personnages ne font que mention de la prestance des jeunes officiers, les mêmes qui connaîtront la boucherie du front de l’Est puis les révolutions de 1917.


Au fil du temps qu’il aurait sculpté, Sokourov tisse une œuvre majestueuse, s’écoulant telle la Néva, image clôturant le film. Cherchant à atteindre la perfection, entre minutie des détails et utilisation du numérique, L’Arche russe s’affiche comme un rêve lumineux et mélancolique, où le spectateur comme le directeur de la photographie retiennent leur souffle jusqu’à la dernière seconde, jusqu’à ce que se termine ce plan-séquence. Et, à l’image d’un rêve, il est difficile de nommer ce qui a été vécu. Une illusion magnifique où la Russie aura cherché sa voie par rapport à l’Europe, tentant, au service d’un désir de culture et d’arts, de concilier ses relents nationalistes. Avec tristesse, ce monde fantasmé s’évanouit, au même titre que le rêve occidentaliste de Sokourov.

Little_Nemo
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le 28 juin 2019

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