En 1967, l'énorme succès des Douze Salopards va permettre à Robert Aldrich de s'offrir ses propres studios. Jusqu'ici toujours un peu bridé dans sa veine crade, le gros Bob va se lâcher dans ses douze derniers films que Claude Chabrol appelait : sa "Dirty Dozen" avec un sens de la formule que je ne peux lui enlever.
Plus de verni imposé par les grands studios, plus d'acteurs propres, plus d'image bien léchée. Par contre les histoires atypiques restent et virent de plus en plus vers le dégueulasse, à base de vieilles peaux immondes, de préférence homosexuelles, et de relations ignobles entre êtres humains dégénérés.
Bien sûr c'est du gros Bob, alors, ça reste souvent drôle et relativement assez brillant.
En 1973, entre deux Burt Reynolds, Aldrich réalise ce qui est peut-être son chef d'oeuvre : L'Empereur du Nord. Sur un projet vaguement inspiré par Jack London et promis à Peckinpah, il va faire un de ses films les plus personnels.
Pendant la grande dépression, les Tramps utilisent les trains pour parcourir le pays à la recherche d'un job, d'un repas ou tout simplement de liberté. Dans ce monde à part qui a ses propres codes, Number one est le meilleur de tous, l'empereur du Nord comme ils disent, celui à qui aucun train ne résiste, Lee Marvin lui apporte sa classe internationale. Un petit couillon nommé Cigarette va s'accrocher à ses basques et essayer de suivre un rythme proprement infernal, à noter que dans ce rôle, Keith Carradine ne ressemble en rien à Pruneau.
En face, le mythique train 19, celui que personne ne prend sans payer, sous peine d'y perdre un morceau de peau, voire la vie. La raison tient en une syllabe qui claque : Shack, le chef du train, joué par un Ernest Borgnine hallucinant de sadisme. Lui vivant, aucun clodo viendra souiller ses wagons sans le payer de son sang.
Et la lutte commence, une lutte truculente à base de défis lancés, de paris pris aux quatre coins du pays, entre les vagabonds et les employés du chemin de fer, deux faces de la même misère qui voient dans ce duel une occasion rare de divertissement.
Avec une musique aux accents picaresques, avec des scènes magiques dans les décharges, la lutte pour la survie dépasse celle du train et une poule a plus de valeur qu'une liasse de billets verts.
Bien belle époque que celle-ci, avec un droit de vie et de mort sur le miséreux, avec des appels à la délation lancés à la radio, avec au milieu de tout cela deux hommes qui s'affrontent sur une machine dantesque : le rigide employé brutal et cruel, et puis l'homme libre, celui qui allume tous les soirs les étoiles dans le ciel, le vrai fauve, racé et carnivore.
Ce combat entre brutes viriles à tout d'un jeu d'enfants, pourtant, il prend petit à petit une importance bien plus grande que l'on ne pensait, résumant à lui tout seul l'existence humaine à sa plus réaliste et plus absurde vérité.