Il y a loin entre le titre américain « L’Etrange Amour de Martha Ivers » et le titre français "L’ Emprise du Crime". Cependant tous les deux nous renseignent sur le film, dont le scénario complexe est de Robert Rossen.
Alors que, encore enfants, Martha, Sam et Walter grandissent ensemble, avec des caracteres déjà bien dessinés, Sam s’éclipse de leur petite ville où il n’a plus d’attaches familiales. Martha, qui voulait le suivre, doit y renoncer car elle a tué accidentellement sa tante et tutrice détestée, et elle est devenue la plus riche héritière de la ville. Le troisième de la bande d’enfants, Walter, le fils craintif d’un instituteur cupide (et servile envers Martha), est resté à ses côtés.
20 ans plus tard, voyageant vers l’Ouest et traversant sa ville natale qu’il avait oubliée, Sam, joué par Van Heflin, a un accident de voiture qui l’immobilise, en principe pour une seule nuit. Il va d’une part faire une rencontre avec une jeune femme sortant de prison, Toni, jouée par Lizabeth Scott, et d’autre part déstabiliser et inquiéter le couple mal assorti de ses anciens amis, Martha, joué par Barbara Stanwick, et Walter, joué par Kirk Douglas, ce dernier étant devenu le procureur de la ville. Ces deux-là subissent une relation réciproque frustrée et triste. Ils sont sous l’emprise d'un crime commis en commun : ils ont fait condamner dans le passé un clochard innocent, accusé de la mort de la tante de Martha.
La définition des personnages et leurs interactions à vingt ans de distance sont remarquables et bien contextualisées, tant leurs évolutions sur le long terme que les moments critiques qu’ils vivent l’un et l’autre. Remaniements et chemin de traverses, plongées et rattrapages chez les uns et les autres, tout est plutôt crédible, donnant un ensemble captivant, dont la conclusion est atypique, avec de la culpabilité, de l’amour contrarié, de l’amitié trahie et regrettée, l’épuisement qui en résulte, de la rédemption, sans négliger la part d’étrangeté que cet ensemble peut conférer à la fin tragique du parcours relationnel de Martha et Walter.
Tous les personnages, y compris les héros positifs du film (Sam et Toni), connaitront une aspiration vers leur côté sombre, avec plus ou moins de justifications, plus ou moins de durée, et plus ou moins de conscience de ce qui leur arrive, alors que des "actes manqués réussis" se sont succédés
(Martha enfant bousculant sa tante et la tuant, Sam ratant un virage et affrontant ainsi son passé dénié, Toni ratant son car et découvrant l’amour, etc.).
Dans son premier rôle, celui de Walter, Kirk Douglas, décrit comme un adulte resté craintif en grandissant, arrive a exprimer de la fragilité, mais déjà on voit chez lui cette énergie difficilement contenue, que ses films suivants libéreront tant et plus.
Cependant dans ce mélodrame noir atypique, on capte une superbe réponse du personnage joué par Van Heflin, adressée à celui joué par Lizabeth Scott, quand elle le pousse à s’enfuir avec elle. C'est après que ce voyageur jusque là sans histoires fut tabassé par des détectives louches à la solde du procureur hostile, joué par un Kirk Douglas débutant. Heflin est réticent envers cette proposition de fuite et il gronde :
"Je n’aime pas être molesté, je n’aime pas ceux qui aiment être molestés, je n’aime pas ceux qui molestent qui que ce soit…".
Cette réplique a une portée plus large que cette péripétie du film, ou que le film tout entier (un film interessant sans être un chef d’oeuvre).
Elle peut nous faire réfléchir sur le cinema américain, ses mouvements idéologiques et nos engouements paradoxaux. Dans ce film de l'après - guerre, elle semble résumer la psychologie et le comportement des héros du cinéma américain historique.
Ce genre d'attitude est une des sources de l’affection que nous lui portons : ce sont des héros issus du monde ordinaire qui représentent le courage individuel et qui servent le bien commun. Cette réplique résume tout le cinema americain des années 40 et 50.
(Notule de 2020 publiée en décembre 2024).
(A partir des années 60, les héros américains évoluent, pour le meilleur ou pour le pire, mais c'est alors d'autres histoires... Une transition pourrait être Ceux de Cordura...)