Peut-être est-ce l’infime frontière que sépare L’Enfance d’Ivan à la fois du film de propagande et du pamphlet pacifiste qui rend cette unique tentative de Tarkovski dans le cinéma de guerre dans le même temps si fascinante et ambiguë. Peut-être est-ce aussi cette première rencontre du public avec ce qui deviendra l’un des cinéastes les plus influents de la deuxième moitié du XXème siècle, ou s’agit-il simplement de sa position de passeur de relai entre l’école soviétique d’Eisenstein et l’essor d’une nouvelle génération d’auteurs, synonyme d’un vent de fraicheur inédit sur le cinéma russe.
Tarkovski n’est tout simplement pas un cinéaste du montage, dont l’usage se limite ici presque uniquement à celui de transition entre deux scènes. Non, Tarkovski est un cinéaste du cadre, de son mouvement, de sa profondeur, de sa composition précise, décalqués de son propos. On n’est pas si loin d’un pas de danse, tant il semble se déplacer dans l’espace avec une aisance déconcertante, d’une fluidité incroyable, captant à la fois son récit, ses implications et son cadre – on ne suit pas simplement la mouvance d’un personnage, mais aussi ses craintes, ses espoirs, ses faiblesses.
Tarkovski possède cet instinct singulier pour ce qui est de filmer l’horreur : transmettre les affres, illustrer les blessures et sous-entendre la mort. Cela tombe bien, puisque derrière le récit héroïque d’un éclaireur haut comme trois pommes face aux hordes de « frisés », L’Enfance d’Ivan est aussi le trajet de ses souffrances. Le chemin sanglant d’un garçon auquel on a arraché l’innocence, victime de décisions qui le dépassent, d’hommes qui décident qui il se doit de combattre, d’une haine aux obscures ramifications.
L’homme face à la guerre, et plus particulièrement ici l’enfant face à la cruauté. Ce n’est pas seulement un exercice de style fascinant auquel s’essaie Tarkovski – avec ces séquences oniriques semées ici et là – mais aussi le témoignage vibrant d’une candeur agressée. Le metteur en scène ne perd pourtant pas son temps à chercher inlassablement les racines de ce traumatisme, à accuser des coupables tout-désignés et à chanter l’absurdité de la guerre. Non, Tarkovski ouvre des plaies, ne les referme pas, saignant subtilement son spectateur jusqu’à l’épuisement moral illustré par cette conclusion brutale et sans appel.
L’Enfance d’Ivan est un premier long-métrage mais est néanmoins d’une maîtrise dévastatrice. Ni trop subversif, ni trop sage, brillante leçon de décors en mouvement – lumières, eaux et arbres ne semblent jamais totalement figés – un coup de maître anticipé qui, plus que d'ouvrir simplement la voie aux Stalker et autres Andreï Roublev, se classe sans peine à leur niveau. Rarement la puissance destructrice des Hommes sur l’intime n’aura paru aussi effroyable. Tétanisant.