Du général Custer au boxeur Jim Corbett, du capitaine Horatio Hornblower au capitaine Quincey Wyatt, le panthéon de Raoul Walsh n'accueille que les êtres d'exception. Leurs biographies légendaires composent la chanson de geste du Nouveau Monde. Extraordinaires, ces vies illustres le sont dans la paix comme dans le conflit, dans le crime comme dans la probité, dans l'Histoire comme dans le mythe. La morale des honnêtes gens ne saurait s'appliquer aux destins hors série que chantent ballades et sagas, chroniques et odyssées. Walsh y mêle, par-delà le bien et le mal, justiciers et outlaws, pionniers et racketeers, corsaires et flibustiers, négriers et émancipateurs, joueurs professionnels et seigneurs de la guerre. Le héros se mesure pour lui à l'intensité de son énergie, à l'envergure de ses entreprises : pour s'approprier les richesses de l'univers — femmes ou trésors, terres vierges ou titres de gloire — il n'est pas de périls qu'il n'affronterait. La lutte fait tout le prix de la possession, et la mort seule clôt ce cycle dynamique de la conquête, ce jeu dialectique de l'être et de l'avoir. Un mot, quasi intraduisible en français, peut définir le protagoniste walshien : "character". Oser être soi-même, envers et contre tout : privilège royal que les dramaturges élisabéthains octroyaient à Othello, Shylock ou Tamerlan. "Character est un concept aristocratique, comme la vertu est un concept bourgeois", aimait à répéter Orson Welles lorsqu'il enveloppait ses alter ego les moins recommandables (Arkadin ou Quinlan) d'une dignité tragique. Aux caïds de la pègre, aux aventuriers sans scrupules, aux baroudeurs des jungles asiatiques, à ces barbares qui se taillent un empire le revolver ou la mitrailleuse à la main, Walsh prête lui aussi la grandeur maléfique des princes de la Renaissance, voire la stature de demi-dieux. Sur ses drames plane l'ombre de Shakespeare : dans La Vallée de la Peur, la trajectoire indécise et somnambulique de Jeb Rand rappelle la démarche d'Hamlet, et dans Une Femme Dangereuse, la folie de Lana Carlsen, hantée par le fantôme de sa victime, l'apparente à lady Macbeth.


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La cruauté du héros de L'Enfer est à Lui n'a d'égale que celle d'un Richard III. Le gangster Cody Jarrett ne recule devant aucune atrocité pour accomplir ses desseins : il a choisi de vivre dangereusement, au rythme haletant des assassinats et des hold-up. Haïssable et admirable, il domine tous les comparses, policiers ou truands, qui traversent son chemin. De sa désinvolture, de son cynisme de grand fauve, Walsh donne quelques images foudroyantes : Jarrett renversant d'un coup de pied la chaise sur laquelle est juchée sa maîtresse, lui donnant le bras pour descendre l'escalier où il vient de faire rouler le cadavre de Big Ed, achevant un mouchard à travers le coffre d'une voiture tout en continuant de grignoter une cuisse de poulet... De l'autre côté de la barrière, les inspecteurs, enquêteurs et commissaires forment un corps anonyme : pas une de ces figures, auxquelles les canons du genre attribuent d'ordinaire un signe positif, ne peut prétendre faire contrepoids. La réalisation ne les élève jamais au-dessus de leur fonction et le découpage, elliptique, ne leur consacre qu'une succession de fondus enchaînés. Quant au mouton Hank Fallon, c’est un Judas, un délateur de bas étage, payé pour trahir l'amitié dont l'honore le chef du gang. Il ne sauve la vie de Jarrett que pour mieux l'envoyer sur la chaise électrique. Comme Jack London dont il partage l'anarchisme romantique, Walsh accorde toute sa sympathie — une sympathie exempte de pitié autant que de complaisance — aux bad men, aux êtres traqués, aux bandits de grand chemin, à ceux qui n'ont pas su ou pas voulu se plier à la norme. Sans prendre parti pour un forcené tel que Jarrett, il lui reconnaît cependant une sorte d'intégrité dans l'exercice de sa volonté de puissance. On peut accuser ce tigre de tous les forfaits, sauf de bassesse. Quand il comprend que Fallon l'a entraîné dans un piège, son éclat de rire couvre le crépitement des bombes lacrymogènes. Face à la dérision et à la mort, il acquiert, à l'heure du hallali, la noblesse des joueurs qui ont tout perdu sur une seule mise. Un monstre certes, mais aussi un character.


Âpre, vigoureux, mené tambour battant, le film se présente comme une lutte victorieuse contre le métronome : aucune défaillance au tempo adopté pour ce récit de la grandeur et de la chute d’un roi du crime. Il s'ouvre sur le jet de vapeur qui ébouillante un acolyte et se ferme sur un champignon atomique. Entre les deux plans se joue l'existence tumultueuse, "chauffée à blanc", de Cody Jarrett. Les flambées de violence qui illuminent son parcours sont celles, éruptives, volcaniques, imprévisibles, de l’épileptique. Mégalomane impitoyable pour la mégalomanie d’autrui, Jarrett est par trois fois frappé du haut mal, comme le Jules César de Shakespeare : au refuge, à l'atelier et dans le réfectoire de la prison. Lors de cette dernière séquence, il vient d'apprendre le meurtre de sa mère : d'abord anéanti, il n'émet que des gémissements de bête blessée puis bondit sur les geôliers, les assomme les uns après les autres dans une fureur paroxystique, avant de se voir passer la camisole de force. En quelques secondes se trouvent suggérés le vertige du désespoir, le poids de l'hérédité (le père et le frère de Cody sont morts fous), la profondeur des traumatismes passés et l'attachement névrotique à la génitrice, effrayant épouvantail auquel le lie une pathologique adoration réciproque. Cette mère possessive, sans doute inspirée de Ma Baker, maintient une emprise qui, loin de le "déviriliser", agit sur Jarrett comme un perpétuel ressort. Elle va jusqu’à entretenir le complexe œdipien de son fils et poursuit avec lui un dialogue d’outre-tombe. L’immaturité, qui excusait les excès des héros juvéniles de la Dépression, devient dans l’environnement culturel des années quarante, porté au déterminisme et à l’objectivité, un enjeu purement tragique. Elle souligne l’aliénation intime d’un homme que détruit sa recherche infantile de l’estime maternelle.


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Cody n’est en effet qu’une obéissance en action, une force lancée à l’assaut du monde, et cherche à prouver son existence — leur existence — en soumettant celui-ci à leur volonté. Toute l’œuvre de Walsh est fondée sur cette frénésie proprement américaine à vaincre et à se rendre maître de l’espace. D’où le nombre de cartes et de plans déployés ici : cartes routières de la police qui suit géographiquement les déplacements des malfrats, plans de la raffinerie dévalisée par le gang, histoire du cheval de Troie racontée en détails aux brigands pour leur expliquer comment s’attaquer à un lieu. Or cette soif de grandeur jamais saturée entraîne fatalement à l’anéantissement. Au terme de son itinéraire sanglant, seul l'enfer appartient à Jarrett. Dressé contre l'humanité, cerné par la meute policière, il transforme son suicide en spectacle d'apocalypse, faisant sauter autour de lui les sphères géantes, pleines de produits chimiques, d’une usine aux perspectives infinies. "Made it, Ma ! Top of the world !" hurle-t-il en tirant sur la cuve de gaz avant de disparaître dans une déflagration cosmique. Plutôt que les morts pitoyables, démystificatrices, qu’un moraliste comme Hawks réserve au Tony Camonte de Scarface, ce final évoque le calvaire de Roy Earle abattu dans la high sierra, sur les pentes enneigées du mont Whitney. Ils meurent comme ils ont vécu, hors de toute mesure. Leurs actes mêmes les jugent et les condamnent, sans que le créateur se sente obligé d'imposer un point de vue exemplaire. La fascination qu'exerce la mise en scène procède précisément du contraste entre la neutralité de la narration et la véhémence des passions, la rigueur mathématique du montage et le bouillonnement de l’action, l'impassibilité du cinéaste et la tension agressive de son personnage principal. À l'outrance des situations s'oppose la minutieuse logique de la dramaturgie, le réalisme de l'écriture, que viennent souligner l'importance et l'acuité de chaque notation : est-ce un hasard si Jarrett assiste dans un drive-in à la projection d'une épopée guerrière, Horizons en Flammes de Delmer Daves ?


Par son dosage de fulgurations baroques et de sobre classicisme dans la conduite du récit, le film accède à une sorte de transfiguration produisant un sentiment d’inévitable au sein du plus grand romanesque et, réciproquement, de fantasmagorie au sein de l’univers le plus matériel. Les objets, par exemple, sont partie intégrante d’un outillage où ils rejoignent l’aigu des regards (pas un coup d’œil qui n’ait sa signification) : ainsi le fait que Jarrett tire volontiers à travers les cloisons — sans jamais rater sa proie — n’est pas sans rapport avec le miroir grâce auquel son complice sourd lit de loin sur les lèvres, à travers les barreaux d’une cellule. L’action n’est à aucun moment le vecteur d’une virtuosité gratuite ; elle renferme sa cause et son effet, son doute parfois, toujours sa pensée. Et lorsque le tueur, un instant apaisé, converse dans la nuit avec le spectre de l'être tendrement chéri, se produit l’une de ces échappées sur les abîmes de l'inconscient qui laissent entrevoir un versant méconnu de l’œuvre walshienne : son onirisme. Ce cinéma n’est si physique que parce qu’il peint le monde orageux du mental. Autour du protagoniste gravite une galerie de figures mémorables, et il n’y a pas jusqu’à Virginia Mayo, dans une silhouette de garce, ne bénéficiant de l’attention du chef opérateur Sid Hickcox. Le réalisateur, qui l’a souvent dirigée, se garde bien de la rendre vraiment odieuse. Même lors de l’épisode final, où elle incarne l’antithèse de son rôle dans La Fille du Désert (sorti la même année), elle paraît plus inconsciente qu’autre chose et conserve la séduction qui la faisait prendre au galant Mohammed V, en visite à Hollywood, pour "une preuve de l’existence d’Allah". Mais avant tout, L’Enfer est à Lui puise son intensité convulsive dans l’interprétation survoltée, pathétique et terrifiante à la fois, de James Cagney : loin de stigmatiser un simple mal social, une gangrène en marche, l’acteur personnifie une souffrance indélébile, celle d’une forme plastique qui rêve de devenir pur trajet optique. La secrète maladie qui rongeait Jarrett dans ses crises de démence, ce tintamarre qu’il était le seul à entendre et le faisait hurler, n’était en définitive que la voix rappelant cette nécessité de l’envol. Depuis, elle ne s’est jamais tue.


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Thaddeus
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le 28 avr. 2019

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