J'aurais pu choisir Jours de pouvoir, pour paraphraser Bruno Lemaire et son (dit-on) excellent ouvrage. Mais ce serait perdre la dimension profondément égocentrée que revêtent les fonctions au plus haut service de l'Etat et dont rend parfaitement compte le film de Pierre Schoeller.
Rarement une oeuvre n'aura traité avec autant de finesse et d'intelligence le quotidien de ces hommes de pouvoir, peu à peu broyés par la machine étatique qu'ils contribuent pourtant à alimenter. La distribution est exceptionnelle et je mettrais trop de temps à lister tous les talents qu'on trouve ici réunis : un vrai festival. Citons en tête l'excellentissime (comme toujours) Olivier Gourmet, acteur-caméléon aussi parfait dans de rôles de type paumé qu'ici dans un costume de ministre ; Michel Blanc, l'impeccablement fidèle directeur de cabinet; Zabou Breitman très bonne en communicante survoltée : toute une galerie de personnages se croise dans cette comédie humaine qui ressemble fort à celle que nous sert chaque jour notre chère (et honnie) classe politique.
La première scène a de quoi surprendre, et l'on se demande un instant si on ne s'est pas trompé de chaîne, mais non : voilà bien une jeune femme dans le plus simple appareil qui se glisse voluptueusement... dans la gueule grande ouverte d'un crocodile de belle taille. Le tout, dans un bureau décoré des ors de la République. Que veut donc nous dire ce rêve de Saint-Jean ? Qu'il se meut dans un monde de requins prêts à le croquer tout cru ? Qu'il est un loup parmi les loups ? Qu'il a admis qu'il lui faudrait se jeter dans sa gueule avec le sourire ? L'animal est en tous cas un marqueur de férocité, de violence et de sauvagerie que l'on retrouvera, sous des formes différentes mais tout aussi cruelles, dans le monde politique tel qu'il est dépeint ici.
Un peu à la manière d'un House of cards à la française, L'exercice de l'Etat nous montre l'envers du décor, le monde de ceux qui nous gouvernent et qui semble n'être constitué que de paroles, de coups de com réactifs, de moyens de se dédire sans en avoir l'air, de petites stratégies personnelles pour parvenir à ses fins, de fatigue excessive, d'absence de vie personnelle, de téléphone qui sonne sans cesse, de comptes à rendre à tout le monde : une cage dorée pour prisonniers volontaires en costard-cravate.
Deux ans plus tard, ce sera au tour de Bertrand Tavernier et son Quai d'Orsay de nous présenter sa vision de cet univers où l'on traite essentiellement les maux par le pouvoir des mots via un langage incroyablement bien maîtrisé.
A l'heure de la préparation des présidentielles, il est intéressant de voir ce film pour se dire simplement : comment un boulot aussi ingrat (la grogne sociale permanente dont rend bien compte le film), des tâches aussi harassantes (piles de dossiers chiantissimes à compulser), des missions ne laissant aucune forme de liberté personnelle à ses agents peut-elle attirer autant de candidats, prêts à se jeter à la gorge de leurs rivaux pour arriver à la tête du pouvoir ?
L'exercice de l'Etat vaut d'être vu pour bien des raisons : le jeu brillant des acteurs, sa mise en scène formidable, son montage dynamique, contemporain (les SMS qui s'affichent en plein écran) et haletant qui fait penser par instants à un véritable film d'action (la scène de l'accident de voiture), la bande-originale grinçante, menaçante et troublante qui dit bien l'insondable noirceur qui sourd de ce faste républicain et de ces individus bien habillés. Manigances, stratégies, revirements, trahisons, mais aussi récompenses, promotions, fidélités inattendues, traits d'esprit et d'humour : tout est là et l'on suit avec intérêt les mouvements qui se dessinent sur cet échiquier géant, parfois un peu complexe à comprendre question enjeux politiques pour les néophytes.
Enfin, il y a aussi ces glorieuses citations qui émaillent le script et font de ce film une oeuvre très écrite qui distille avec régularité des répliques pleines d'esprit, d'humour ou de piquant :
"Si tu ne supportes pas la chaleur, sors de la cuisine !" (reprise d'une citation de Churchill en pleine réunion ministérielle)
"Le peuple a toujours droit à la méfiance puisqu'il n'a pas le pouvoir."
"Les cadeaux que les dieux mettent sur notre chemin, si on ne les utilise pas, ils pourraient se venger."
L'exercice de l'Etat aurait toutes les cartes en main pour proposer plusieurs volets, tant le sujet est riche, l'incarnation des rôles parfaite, la complexité des questions brillamment traitée. J'en appelle donc à Pierre Schoeller : vite, une suite !
Enfin, il y a cette petite phrase aux échos stoïciens qui m'a fait beaucoup réfléchir et qui reflète parfaitement l'exercice de l'Etat tel qu'il est pratiqué dans le monde qui est le nôtre :
Ce n'est pas la réalité qui compte, mais la perception.