Alors que certains médias contemporains rabâchent quotidiennement leur lot d'inepties et que les discours radicaux sur l'immigration s'intensifient, le cinéaste français Boris Lojkine décide quant à lui de conter une autre histoire, un récit qui n'est que très rarement relaté dans l'opinion public.
De prime abord, il serait évidemment aisé de contester la légitimité du réalisateur : comment diable un blanc agrégé de philosophie, d'une cinquantaine de ballets pourrait-il se permettre, d'aborder un sujet comme celui-ci ou même de donner des leçons de morales au spectateur ?
Cependant, je crois que faire ce genre de remarques, c'est se fourvoyer sur ce qu'est (en règle générale) le cinéma d'auteur. Si, celui-ci pourrait être, parfois, assimilé à cette sphère bourgeois-bohème déconnectée du réel (je pense notamment à cette réalisatrice qui glorifiait les rodéos urbains au Festival de Cannes, il y a deux ans de cela), forcé de constater que l'on trouve régulièrement en son sein des longs-métrages aux visions du monde bien plus subtiles et sensibles qu'elles n'y paraissent.
L'Histoire de Souleymane en fait une parfaite démonstration ici. En effet, il n'est pas question pour Lojkine de dresser un portrait bête et manichéen, comme celui d'un migrant assoiffé de sang, décrit inlassablement par CNEWS ou BFM. En réalité, le film dépeint au spectateur une figure avant tout humaine, ni bonne ni mauvaise, celle de Souleymane, un jeune livreur Guinéen, travaillant d'arrache pieds pour pouvoir s'acheter un récit factice afin de s'offrir l'asile à Paris. Voyons comment le réalisateur explique sa démarche auprès du journal Le Monde :
Je ne voulais pas d’un film politiquement correct, avec le bon demandeur d’asile. Comme si on n’avait pas le droit d’avoir des personnages avec un peu d’épaisseur, dès lors qu’il s’agit de migrants. Je ne cherche pas à être un porte-parole, je veux surtout raconter les histoires passionnantes de ces gens.
Souleymane apparaît bien dans le film comme une victime du système et la société française comme un lieu implacable, se montrant que très rarement magnanime envers les sans-papiers. Toutefois, il semble bien que Lojkine se refuse de constituer un film politiquement correct et misérabiliste avec toute la convention qui irait avec. Il s'agit là, de donner réellement la parole aux plus démunis, de faire passer la personne que l'on filme, ici le migrant, d'objet à sujet, comme on pourrait le faire dans un documentaire.
L'Histoire de Souleymane est bien un film de fiction. Cependant, il est évident que l'expérience antérieure en documentaire du réalisateur (Les âmes errantes, 2005) a fortement influencé le long-métrage et notamment certaines prises de vues du film. Je pense notamment à ces nombreux plans, marqués par leur manque de stabilisation, dans lesquels on suit frénétiquement le protagoniste à vélo, dans les rues, oscillant d'une mission de livraison à une autre. On est vraiment dans du "Cinéma Direct" ou "Cinéma vérité" des années 60. Ces plans, par leur rapidité et leur instabilité incessante, servent, à eux seuls, à rendre compte de l'incertitude et de la dureté de la vie de Souleymane. De plus, ceux-ci servent à appuyer le fait que le temps du jeune guinéen est compté.
En raison de la rapidité de son quotidien, imposée par les impératifs de son boulot, le spectateur n'apprendra, en fin de compte, que peu de choses sur l'histoire du jeune livreur. Cela peut être assez déroutant, car elle (l'histoire) était pourtant l'objet premier du film. Ce passé et cette vie antérieure, c'est ce que que cherchera justement à effacer le jeune homme afin de "convaincre" l'officière de l'OFPRA. Ainsi l'histoire de Souleymane est autant à spéculer qu'à chercher dans le film, car rien, au-delà des quelques appels téléphoniques, ne sera dit directement, au spectateur, avant le dénouement.
La dernière séquence du long-métrage à l'OFPRA viendra créer une réelle rupture avec la structure instaurée jusque-là. Les plans mouvementés à vélo laisseront place à de simples plans fixes, les rues bruyantes à une simple salle d'entretien silencieuse. A partir de ce moment-là, la tension devient impalpable. Et pourtant le dispositif filmique est d'une effarante simplicité : deux personnages et un champ contre-champ. Le réalisateur fait ici une démonstration de la puissance de la parole en action au cinéma.
En l'espace de quelques minutes, Souleymane se dévoile complètement à l'officière de l'OFPRA, et donc au spectateur lui-même. Cette confession, face à la reviviscence traumatique, s'accompagne évidemment de son lot de douleur. Son visage larmoyant et la fébrilité de sa voix au moment de l'évocation de sa mère et de son horrible passage en Libye sont de simples éléments de direction d'acteur, permettant aisément au spectateur de comprendre les horreurs enduré par le personnage.
La fin ouverte du film de Lojkine pourra peut être en décevoir certains, pour d'autres elle constituera un sujet de discussion après le visionnage. Pour moi, elle résumera à elle seule le projet du réalisateur, celui de ne pas vouloir bonifier le vécu des migrants, ni de l'utiliser à des fins misérabilistes, mais bien de "raconter les histoires passionantes" et bouleversantes des migrants arrivés à France.