Voilà bien le genre de film qui ne plaira pas à tous. En même temps, il s’agit d’un documentaire soviétique muet et expérimental de 1929 ! A l’ère du zapping et des plateformes de streaming qui nous abreuvent de contenus tout neufs, pratiquement personne ne tombe « par hasard » sur ce genre d’œuvre. Si vous mettez la main (l’œil ?) dessus, c’est que vous êtes très probablement un averti et un amateur de cinéma…
Quid du film alors ? Dziga Vertov réalise ici un documentaire sur le quotidien d’une ville soviétique (en réalité, le tournage s’est partagé entre Kiev, Odessa, et Moscou). Il n’y aura ni intrigue, ni dialogue, ni acteur, le cinéaste se bornant à enfiler des scènes ordinaires. Ca a l’air bien ennuyeux sur le papier, et pourtant le long-métrage est tout simplement hallucinant.
Vertov et son chef opérateur Mikhail Kaufman font preuve d’une technique aussi riche qu’avant-gardiste pour l’époque. Split screens, plans débullés, jeux sur la profondeur de champ et les échelles. Images ralenties, accélérées, inversées, ou arrêtées. Stop motion et arrêts de caméras. Plans de compositions par superpositions. Montage frénétique et astucieux.
Même un simple plan sur une machine tournante est parvenu à m’hypnotiser. Tandis que les images sur les grands espaces font l’effet d’une claque, telle cette incroyable séquence avec de l’eau qui s’échappe en trombes d’un déversoir.
Vertov va carrément jusqu’à la mise en abyme et le méta. Filmant son propre chef opérateur en action, pour alterner les images entre les deux caméras. Ou montrant le travail de montage, ou un public découvrant son propre film !
A ceux qui craindraient de voir un film qui se limite à ces effets, soyez rassurés, il y a du fond. Car je peux déceler au moins deux intentions chez Vertov, à la lecture de ses manifestes.
D’abord, il s’agit clairement d’une œuvre pleinement alignée avec les idées marxistes. Pas de héros individuel, le film s’intéresse à la masse, la foule. Et il célèbre l’industrialisation permise par le communisme, dépeignant cette ville fantasmée comme une cité idéale, où, après l’effort le réconfort. On verra ainsi cette foule de travailleurs s’extasier par le sport et les divertissements.
Ensuite, le parti pris (radical) de Vertov est de vouloir construire le cinéma en tant qu’art indépendant. Il veut s’affranchir de la littérature ou du théâtre, raison pour laquelle il n’y a ni dialogue ni acteur. Je dois avouer qu’en tant qu’amateur de narration visuelle, le film tire sur ma corde sensible. Cette accumulation de pépites techniques ne constituant ni plus ni moins qu’une brillante démonstration : oui, le cinéma est un art, où ce qui compte n’est pas tant ce que l’on raconte, mais que les images et le montage permettent de le raconter de manière exaltante.