Alors voilà, Shane arrive de nulle part dans une petite ferme du Wyoming. Immédiatement, le petit Joey, le fils Starrett, est fasciné par Shane, pas parce qu’il ressemble à un chêne, Alan Ladd ressemblerait plutôt à un bonzaï, mais parce qu’il est armé, au contraire de son père (Van Heflin), simple fermier, dont la seule arme est le fusil sans munitions avec lequel joue son fils. Shane reste quelques temps avec la famille Starrett et abandonne son colt. Définitivement? Dans un dialogue avec la mère Starrett, Shane (Alan Ladd était républicain) explique que ce ne sont pas les armes qui sont dangereuses, mais celui qui les utilise. Celle-ci lui répond qu’elle aimerait voir son pays sans armes, même si c’est un homme intègre qui les porte. Le premier thème du film est lancé.
La dichotomie ville/campagne, chère au poète Césario Verde («Entre deux mondes»), est également au cœur de ce western. La ferme où vit la famille Starrett est entourée d’une verdure foisonnante, les montagnes enneigées au loin hurlent au primitif, à la difficulté et à la beauté de la vie sauvage. Les daims apparaissent et disparaissent comme dans un rêve, les enfants courent en liberté, le ciel bleu noie l’écran à la manière d’un film de John Ford: c’est l’espace originel où l’homme vit en communion avec la nature, l’État nature selon Rousseau. La ville, boueuse et laide, représente la civilisation. C’est là que tous les crimes de sang sont commis. De cette ville, espace d’oppression, nous ne voyons que la boutique et le bar. Rien d’autre. Seuls les endroits de consommation et de vice sont présents. L’argent a pris le pouvoir, la consommation est reine et le vice et le crime châtient ceux qui rêvent encore d’union et de communion. La foi n’est plus présente qu’au cimetière, pour les enterrements. C’est déjà la fin d’une époque.
Les trois acteurs principaux représentent l’Homme dans sa globalité. Alan Ladd, le héros, est celui que tout homme rêve d’être. Pour le représenter, le réalisateur, Georges Stevens, a choisi un acteur chétif, frêle et névrosé. Le héros peut-être tout un chacun, il suffit d’avoir l’esprit chevaleresque, être humaniste, juste, courageux et aimant. Le antihéros, Jack Palance, est élancé, taciturne et froid. Ce personnage deviendra le maître-étalon de tous les seconds couteaux qui le suivront : Lee Van Cleef, Jack Elam… Il est la représentation de l’homme tel que l’on voudrait le haïr: le prédateur, le violeur, l’agresseur, l’offenseur, la brute. Un lézard immobile qui attend sa proie. Enfin, Van Heflin représente l’homme commun, le père de famille qui lutte pour sa survie. Il travaille dur, il aime sa famille et ses amis, il essaie d’être courageux et juste. C’est exactement le même personnage que Van Heflin reprendra dans le sublime «3h10 pour Yuma» de Delmer Dames. Il est le véritable héros de ce western. Un père admirable qui fait tout pour être aimé et admiré de sa femme, de ses amis et surtout de son fils. Le personnage de Van Heflin, c’est mon père, un homme simple qui est parti vivre ‘ailleurs’ en quête d’une vie meilleure et qui a du faire face aux impromptus de la vie.
Le trio amoureux est à peine effleuré. Juste une poignée de main, une danse, quelques regards. Il me remémore la chanson Somerset Maugham d’Alain Souchon: «Ils sont faits pour deux, ces bambous / Trois là-dedans, ça va plus du tout / (…) / Quand elle enlevait sa main de ma main / Ses yeux de mes yeux / Ça me faisait souffrir». Jean Arthur réussit à créer un personnage humain et digne, sans doute proche des femmes de l’époque de la conquête de l’Ouest, laissant de côté les personnages de femmes fortes et débridées pour un personnage plus humble, plus effacé, plus humain. Jean Arthur prouve être une actrice versatile, capable de mettre de côté son sex-appeal pour les besoins d’un rôle. Chapeau.
Enfin, la musique lancinante de Victor Young (Johnny Guitar; Rio Grande; L’homme tranquille; Scaramouche), la photographie de Loyal Griggs (Les dix commandements, Sueurs froides), la présence magique de Ben Johnson qui, en un seul regard, nous dévoile toute l’étendue de son talent. Quelques champs/contrechamps hasardeux au début du film ne gâchent en rien ce superbe western dont la fin est cruelle, très cruelle. À voir, à revoir. Avec des yeux d’enfants et un regard d’homme.