Le destin du projet d'adaptation de Don Quichotte par Terry Gilliam a été, avant même sa réalisation finale, une longue et douloureuse répétition générale de l'attaque des moulins à vent. Tant et si bien que le documentaire Lost in la Mancha, portant sur le tournage catastrophique en 2000 de la première version inachevée du film, consacra Terry Gilliam en alter-ego de Don Quichotte. Dès lors, il s'agissait pour le cinéaste d'exorciser un traumatisme qu'on pourrait remonter au tournage déjà tumultueux du Baron de Münchhausen. Il avait raison de persister, tant le résultat final se révèle être une synthèse drôle et astucieuse de son cinéma, tout en y apportant des clés de lecture inédite.
Il ne faut pas tout d'abord pas se faire d'illusion, L'homme qui tua Don Quichotte n'est pas un nouveau souffle majeur dans la filmographie du réalisateur. Sa tendance à s'enfermer depuis quinze ans dans son propre univers atypique sans le décloisonner n'est pas démentie. Il en résulte des passages à vide dans la structure narrative du film, qui allonge inutilement certaines scènes. Le métrage n'échappe pas non plus à quelques maladresses d'écriture, notamment concernant le traitement caricatural pour ne pas dire sexiste des personnages féminins. Car s'il est pertinent de faire de la dulcinée du personnage principal une prétendante actrice désenchantée devenue escort girl à cause de sa condition sociale, réunir en elle tous les clichés sur les femmes espagnoles manque pour le moins de panache. La mise en scène enfin n'invente rien de nouveau. Elle est même moins marquée de l'empreinte du réalisateur, qui semble restreindre sa propre grammaire visuelle – on ne compte par exemple qu'un seul plan en grand angle – pour heureusement mieux l'exposer dans un dernier acte bariolé aux décors et costumes foisonnants qui renoue avec l'exubérance filmique de l'auteur.
Cette conclusion, où le lieu entier (un château où l'on festoie comme au temps des chevaliers) est un terrain de jeu en l'honneur d'un milliardaire détestable révèle d'ailleurs les intentions profondes de Terry Gilliam : synthétiser sa démarche, sa réflexion sur le vrai et le faux, sur la folie et l'amour pour mieux mettre en relief leur dimension anti-système. En effet, plutôt que de se contenter de confronter avec un humour irrésistible la folie idéaliste de Don Quichotte à la réalité, il confronte aussi son véritable alter-ego, un cinéaste raté réduit à tourner des publicités malicieusement interprété par Adam Driver, à la folie malsaine et anxiogène de la société. Tous ses plus grands travers, l'égoïsme, l'hypocrisie, l'appât du gain, la domination masculine et même l'islamophobie viennent aliéner la perception du personnage principal qui leur préfère finalement la saine démence de Don Quichotte. Ainsi, toute l'ambivalence du cinéma de Terry Gilliam, où la folie des rêves les plus doux peuvent instantanément virer au pire des cauchemar, trouve une belle résonance dans cette critique de l'industrie de la publicité qui fait évidemment référence à celle du cinéma contre lequel se bat le cinéaste depuis des décennies.
Il ne suffisait pas pour Terry Gilliam de parsemer le film de quelques clins d’œil à l'échec de son premier tournage pour démontrer son triomphe sur les « moulins de la réalité » qui ne l'auront pas empêché de sortir son film contre vents et marées plus de vingt-cinq ans après l'avoir envisagé. Il incarne avec L'homme qui tua Don Quichotte son propre combat de cinéaste pour exprimer sa vision artistique, et sa volonté d'émancipation par la folie.